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Robin
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La Mort Empty La Mort

par Robin Jeu 9 Aoû 2012 - 17:34
"Nobody will get out of here alive." (Jim Morrison)

1) La mort, objet philosophique

L'inévitabilité de mourir et le droit ou l'interdiction de tuer ne cessent de nous questionner :

"Il s'en faut d'un rien, un caillot de sang dans une artère, un spasme du cœur... pour que là-bas soit immédiatement ici. (Vladimir Jankélévitch)

"Vous ne savez ni le jour ni l'heure." (Evangile de Jean)

"Chacun de nous est le premier à mourir." (Eugène Ionesco)

"Quand on naît, on est toujours assez vieux pour mourir." (Martin Heidegger)

Malgré les progrès des sciences biologiques et épidémiologiques, la mort reste inéluctable...

"Elle est inclassable, elle est l'événement dépareillé par excellence, unique en son genre, monstruosité solitaire, elle est sans rapport avec les autres événements qui, tous, s'inscrivent dans le temps." (Vladimir Jankélévitch)

Pourquoi la mort de quelqu'un est-elle toujours une sorte de scandale, se demande Vladimir Jankélévitch (Vladimir Jankélévitch, La Mort, Champs Flammarion, 1977), pourquoi cet événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont témoins autant de curiosité et d'horreur ? Depuis qu'il y a des hommes et qui meurent, comment le mortel n'est-il pas habitué à ce phénomène naturel et pourtant toujours accidentel ? pourquoi est-il étonné chaque fois qu'un vivant disparaît, comme si cela arrivait chaque fois pour la première fois ? "Si la mort n'est pensable ni avant, ni pendant, ni après, quand pourrons-nous la penser ?"

La mort n'est nulle part et elle est partout, ce n'est pas un événement, mais un processus continu, de la naissance à la mort clinique, biologique, en passant par le vieillissement : "Chaque jour, j'observe la mort à l'œuvre dans le miroir." (Jean Cocteau)

La mort est un phénomène biologique médiatisé par le social, ce n'est pas un simple objet empirique. La mort-en-soi n'existe pas, mais elle est perçue, vécue, imaginée... L'homme sait qu'il va mourir, ce qui faisait dire à Heidegger dans Être et Temps (Sein und Zeit) que l'homme (le Dasein) est un "être-pour-la-mort".

On parle de mort physique, mais aussi de mort biologique, de mort génétique, quantique, spirituelle, psychique ou sociale.

La philosophie s'interroge sur la mort : "Philosopher, est-ce apprendre à mourir ?" La mort est-elle une privation, une punition ou bien une délivrance ? Nous révèle-t-elle l’Être par le biais de l'angoisse ? Est-ce un échec ("en elle s'identifient l'absolu de l'échec subjectif et l'absolu de l'échec objectif.") ou bien un renouvellement ontologique ? Est-ce une expérience inévitable et unique ou un objet de spéculation ?

Si philosopher, depuis Socrate, c'est "se préparer à mourir" (la formule est de Montaigne), c'est parce que le "dialogue silencieux de l'âme avec elle-même constitue, non un refus de la vie, mais un retrait (provisoire) par rapport à la vie et un oubli du corps (cf. H. Arendt, La vie de l'esprit) ; l'idée de l'âme, la théorie platonicienne des "mondes duels", si intimement liées à l'idée de la mort, proviennent, selon elle, de ce retrait par rapport à la vie, que le sens commun considère comme "contre nature".

"Ni le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder en face." : La Rochefoucauld fait allusion, dans cette célèbre maxime au moment où la mort cesse d'être un objet de pensée extérieur à moi pour devenir, comme disait saint Augustin de Dieu "plus intime à moi-même que moi-même".

On ne peut regarder la mort en face, "l'envisager" ; l'inconscient, l'animal en nous, ignore la mort, mais la mort peut se mettre à saturer la conscience, non en tant que simple savoir, le point de vue que nous pourrions avoir "sur" un objet, mais comme certitude intérieure, absolue, existentielle, la seule et unique certitude.

"Vous savez que vous allez mourir, disait Lacan, mais vous n'en êtes pas sûrs." : Le passage du savoir à la certitude est l'épreuve suprême dans la vie d'un être humain. La plupart des hommes s'arrangent pour ne pas l'affronter en s'évadant dans le divertissement, mais il arrive qu'elle s'impose à nous. Il s'agit alors de savoir comment supporter l'insupportable.

2) Anthropologie de la mort

a) La mort dans les sociétés archaïques

L'idée dominante est que les disparus vivent d'une vie propre, comme les vivants. "De la Mélanésie à Madagascar, du Nigeria à la Colombie, chaque peuplade redoute, évoque, nourrit, utilise ses défunts, entretient un commerce avec eux, leur donne, dans la vie, un rôle positif, les subit comme des parasites, les accueille comme des hôtes plus ou moins désirables, leur prête des intentions, des pouvoirs." (Paul Valéry)

b) La mort dans les sociétés "métaphysiques"

Les morts y sont radicalement séparés des vivants ; on distingue les "morts anonymes" des "grands morts" (les personnages importants). L'immortalité de l'esprit remplace l'immortalité des doubles.

3) La mort dédramatisée

Selon Épicure, la mort n'est rien : "Familiarise-toi avec l'idée que la mort n'est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation, or la mort est la privation de cette dernière."

Cette connaissance certaine que la mort n'est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu'elle n'y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d'immortalité.

Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons, la mort n'est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus.

La mort, par conséquent, n'a aucun rapport, ni avec les vivants, ni avec les morts, étant donné qu'elle n'est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus." (Épicure, Lettre à Ménécée)

Feuerbach considère la mort comme une chimère, puisqu'elle n'existe que quand elle n'existe pas.

Pour Marx, la mort est hors des atteintes de l'énergie pratique de l'homme.

Cette dédramatisation de la mort, qu'elle soit épicurienne ou marxiste n'est pas très convaincante. La démonstration que la mort n'est rien ne supprime pas l'angoisse du rien. Par ailleurs, comme le remarque le philosophe néo-marxiste Ernst Bloch, l'utopie vient se briser contre l'écueil de la mort. Si nous devons mourir, notre vie n'a pas de sens parce que ses problèmes ne reçoivent aucune solution et parce que la signification même des problèmes demeure indéterminée.

J.K. Chesterton faisait remarquer un jour que les Anciens nous étaient supérieurs à de nombreux points de vue, mais qu'ils n'étaient certainement pas plus joyeux que nous ne le sommes (ou que nous nous pourrions l'être si nous avions la certitude de la "vie éternelle" et que, comme le dit Nietzsche, "nous avions l'air ressuscités").

Ce qui est un lieu commun pour nous, le thème de la brièveté de la vie, était une obsession pour les Anciens. Hésiode compare les hommes à la "race des feuilles" et le conseil que donne Lucrèce : "Carpe diem" (Cueille le jour !) est étroitement lié à l'idée de la mort : profite de l'instant qui passe car il ne reviendra plus ; chaque heure qui passe te rapproche de la fin. "Omnis vulnerant, ultima necat."

4) L'amortalité

L'animisme et la religion de l'ancienne Égypte expriment une volonté de survivre après la mort. "Je crois aux dieux, Athéniens, comme n'y croit aucun de mes accusateurs. Et, puisque Dieu existe, il ne peut arriver rien de mal à l'homme juste, ni pendant sa vie, ni après sa mort." fait dire Platon à Socrate dans L'apologie de Socrate). On trouve la même croyance dans le bouddhisme, mais sans l'idée de salut individuel (fusion dans "l'Un-Tout") : "L'homme n'est pas comme la banane, un fruit sans noyau, son corps contient une âme immortelle." Les Kabyles appellent les défunts "les gens de l'éternité".

5) La résurrection des corps

Le judaïsme, puis le christianisme et l'islam approfondissent la croyance en l'immortalité et y ajoutent celle de résurrection des corps : "Vos morts vivront, leurs corps ressusciteront." (Ancien Testament, Vision d’Ézéchiel)

Hannah Arendt met en évidence l'influence décisive du christianisme et de la notion de "résurrection des corps" (et pas seulement des "âmes") et de "vie éternelle" qui conféra à la vie humaine une importance et une dignité qu'elle n'eut jamais auparavant.

Avec le christianisme, la vie humaine et le temps qui lui est imparti sur la terre acquièrent une importance considérable en raison de l’incarnation (Dieu s’est fait homme) et du fait qu’elle constitue une préparation au salut, à la vie éternelle.

"Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le Temple inviolable et éternel du Saint Esprit." (Pascal, Lettre à sa soeur Gilberte du 1er octobre 1651)

"Sans Jésus, la mort est abominable, mais c'est une chose sainte et joyeuse pour le véritable croyant." (Pensées)

Tout ce qui ce par quoi l’homme antique cherchait à s’immortaliser (les œuvres d’art, la vie politique) passent au second plan des préoccupations humaines ou sont jugées vaines. Le sentiment d’éternité l’emporte désormais sur le désir d’immortalité et sur la rivalité avec les dieux.

Charles Péguy a bien montré ce changement de perspective qui était déjà plus ou moins en germe dans l’antiquité grecque : les hommes sont supérieurs aux dieux, car ils font l’expérience de la mort.

La mort est un événement tragique, mais ce n’est pas un événement absurde car sans elle la vie humaine n’aurait pas de sens. Un homme immortel ne ferait rien, ne se reproduirait pas : "La vie des enfants, c'est la mort des parents." (Hegel) et n’aurait d’autre ressource que de s’intéresser, passionnément comme les dieux grecs, aux mortels.

Sans la mort et sans la naissance, rien de nouveau ne se produirait dans le monde : "Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines de la ruine normale, "naturelle", c'est finalement le fait de la natalité, dans lequel s'enracine ontologiquement la faculté d'agir." (Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket, p. 314)

5) La mort à l'époque moderne

Avec les progrès des sciences et des techniques, le développement de l'esprit critique et le remplacement des anciennes valeurs par le profit et la rentabilité, l'individu affronte la mort dans la solitude.

L'époque moderne se caractérise par une crise de l'individualité devant la mort dans un contexte de névrose et d'angoisse ou par une banalisation (apparente) de la mort.

La société moderne a globalement perdu la foi en la vie éternelle (Arendt montre l'action corrosive du doute cartésien chez des penseurs chrétiens comme Pascal ou Kierkegaard), mais a conservé la foi en la vie, mais une vie désormais coupée de toute considération transcendantale (religieuse ou autre) et donc d'une vie qui se suffit à elle-même et d'où la dimension de l'action (réservée à une poignée de savants), de la parole et de l'œuvre (réservée à une poignée d'artistes) tend à disparaître au profit d'une sorte de survie "hébétée" :

(...) Dès à présent, le mot travail est trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous croyons faire dans le monde où nous sommes. Le dernier acte de la société de travail, la société d'employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l'espèce, comme si la seule décision encore requise de l'individu était de lâcher, pour ainsi dire, d'abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d'acquiescer à un type de comportement, hébété, "tranquillisé" et fonctionnel."

On peut donc constater que la banalisation de la mort comme simple cessation des fonctions vitales va de pair à l'époque moderne avec une certaine banalisation de la vie.

Pourtant, des philosophe "athées" ou agnostiques continuent à assumer le sérieux de la mort, sa dimension "tragique" :

Pour Jean-Paul Sartre, elle est la "néantisation toujours possible de mes possibilités, qui est hors d'atteinte de mes possibilités." « La mort transforme la vie en destin. » dira de son côté André Malraux.

L'époque moderne a tendance à ignorer la mort ou à la banaliser ("on" meurt). Pour Heidegger, nous trouverons dans l'acte d'assumer la mort l'authenticité de notre "être pour la mort", puisque la mort exprime la structure de la vie humaine. "L'Etre authentique pour la mort, c'est-à-dire la finitude de la temporalité, est le fondement caché de l'historicité de l'homme." (Sein und Zeit) [/justify]
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