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Robin
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Martin Heidegger, Être et Temps (notes de lecture) Empty Martin Heidegger, Être et Temps (notes de lecture)

par Robin 10.08.12 20:17
Martin Heidegger, Etre et Temps, NRF Gallimard, traduit de l'allemand par François Vezin d'après les travaux de Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens (première partie), Jean Lauxerrois et Claude Roëls (deuxième partie).

"Ne peut-on voir, dans la menace croissante que fait peser le progrès technique, expression ultime de la domination de l'homme sur l'étant, comme un renversement de l'attitude "objective" où c'est l'étant comme objet qui peu à peu empiète sur l'humain et menace de se retourner contre lui ? Heidegger interprète la crise actuelle comme un rappel de l'exigence de l'Être, trop longtemps méconnue. "La pensée peut-elle s'abstenir encore de penser l'Être, quand celui-ci, après être resté celé dans un long oubli, s'annonce au moment précis du monde par l'ébranlement de tout étant ?" (Roger Munier/ Martin Heidegger, Lettre sur l'Humanisme, éditions Aubier, pg. 141)

Il faut commencer la lecture de l'ouvrage par les "annexes", page 515 et sq., notamment le texte de François Vezin à propos de la traduction, qui conseille au lecteur de se reporter au texte allemand : "La langue de Sein und Zeit est insolite. elle a suscité depuis sa parution en 1927 d'innombrables commentaires et critiques. ce n'est pas ici le lieu de lui consacrer une étude ni de répéter ce qu'en dit Heidegger lui-même à la fin du § 7.

Il importe cependant de placer sans demi-mesure ni esquive l'adepte de la lecture bilingue face aux principales difficultés qui l'attendent (et le traducteur avec lui, c'est l'évidence !) s'il veut être en mesure de se rendre compte par lui-même de ce que cette langue a d'inouïe (au sens propre de "jamais encore entendue").

On se reportera également aux pg. 519 et suiv. qui traitent de la difficulté de traduire le mot "Dasein" : "Notre méditation du mot Dasein ne s'achèvera pas sur un constat d'échec, mais sur un rappel. Dasein, disions-nous en commençant, a eu pour première et principale acception philosophique de TRADUIRE existentia, existence devenant à son tour la traduction d'une traduction. Mais, une fois admis que Heidegger rompt radicalement avec le sens qu'a eu le Dasein pour toute la tradition philosophique allemande, peut-être faudrait-il s'aviser qu'au lieu de chercher encore et toujours par quel mot français (anglais, russe...) il "faudrait" rendre ce Dasein dont parle Heidegger, mieux vaudrait reconnaître aussi dans ce "mot-clé" de la pensée heideggerienne une sorte de traduction.

C'est du moins ainsi que l'interprète Jean Baufret dans une page lumineuse du Dialogue avec Heidegger (t. II, P. 50) où il met Dasein en étroite connection avec le grec Psuché, tel que l'ont écrit Héraclite, Platon, Aristote.

Partant des indications de Heidegger (Être et Temps, p. 14. Les problèmes fondamentaux de la Phénoménologie, p. 155 ; tr. fr. p. 140), il nous invite même à voir dans "l'analyse fondamentale préparatoire du Dasein" une sorte de Péri Psuchés. Nous voilà loin d'existentia !

Mais même si aborder n'est pas traduire, cette façon d'aborder le mot Dasein pourrait bien être décisive pour situer d'emblée sur son vrai terrain la question tant disputée de la traduction de Dasein.

Dasein n'est-il pas, comme Erschlossenheit (ouverture ?) qu'un de ces mots qu'on a tout lieu de dire difficiles à traduire ? Dasein, ce n'est pas qu'un mot. Dasein est une pensée. Il s'agit d'ENTENDRE et cela est autrement plus important que de troquer un peu d'allemand contre un peu de français.

Rappelons-nous ce cours du semestre d'été 1935 à la fin duquel Heidegger disait qu'Être et Temps n'est pas tant un livre qu'une tâche qui nous est donnée à accomplir.

A sa suite, nous dirons donc que le Dasein n'est pas tant un mot qu'une pensée, sans oublier que, dans son interview de 1966, Heidegger disait justement : "pas plus que des poèmes, on ne peut traduire une pensée."

Revenons encore au Dasein et relisons pour finir l'apostille (a) de la pg. 87 - sans "traduire" le mot clé pour mieux l'entendre :

"Das Da-sein, worin der Mensch west."

Le vieux verbe wessen qu'emploie ici Heidegger, c'est celui qui, substantivé, est devenu dans la langue métaphysique allemande l'équivalent consacré d'essentia. Il veut dire "être" dans un sens éminent, étendre le règne de son être (François Fédier). C'est le sens où l'on dit par exemple : "le silence régnait dans la salle."

Le Da-sein, dit sobrement l'apostille : "ce au sein de quoi l'homme déploie tout son être."

François Vezin conseille à tous ceux qui veulent s'approcher de cette oeuvre essentielle, traduite à partir du tome 2 de l'édition intégrale (Gasamtausgabe), publée aux editions Vittorio Klostermann, de lire d'abord La Lettre sur l'humanisme (Ueber den Humanismus) adressée à Jean Beauffret, texte allemand traduit et présenté par Roger Munier chez Aubier Montaine, dans la collection Philosophie de l'Esprit, en édition bilingue.

Zein ou Zeit est un livre essentiel dans l'Histoire de la Philosophie, au même titre que les Méditations métaphysiques de Descartes ou la Critique de la Raison Pure de Kant, oeuvres auxquelles Heidegger se réfère dans les premiers chapitres.

Le chapitre 16 amorce une réflexion étonnante sur la façon d'être du "Dasein" dans la vie quotidienne, au sein de la modernité occidentale (il est question de l'automobile et de la TSF !) et sur cette catégorie particulière d'étants que sont les "ustentiles" et les signaux, à la lumière de la "phénoménologie" - mettre le monde entre parenthèses - les étants - pour se tourner vers la conscience intentionnelle : "A la quotidienneté de l'être-au-monde appartiennent des modes de préoccupation susceptibles de faire rencontrer l'étant en préoccupation de telle sorte que, par là, la modalité d'appartenance au monde de l'étant intérieur au monde fasse surface. L'étant immédiatement sous la main peut, alors que la préoccupation bat son plein, devenir impossible à employer en ne répondant pas à l'usage précis auquel il été destiné. Voilà l'outil endommagé, voilà le matériau inapproprié. L'util est ici en tous les cas utilisable. Mais ce qui dévoile l'impossibilité de l'employer n'est pas la considération qui en constate les propriétés, c'est au contraire la discernation liée au commerce qui en fait usage." (Être et Temps pg. 109)

Le "souci" de Heidegger est de rompre avec la dychotomie sujet/objet instauré par la métaphysique occidentale de Platon (les Idées), Aristote ("l'upokaimenon" que la scolastique médiévale traduira pas "substance") à Kant (le sujet transcendantal et la distinction entre les phénomènes et les "choses en soi") en passant par Descartes (la "res cogitans" et la "res extensa" : pour Heidegger, dans l'assertion cartésienne "cogito ergo sum", c'est le mot "sum" qui fait problème - et de penser cette relation autrement en privilégiant l'être de l'étant.

"Omnis determinatio est negatio" : en affirmant à chaque fois (à chaque étape de son histoire) ce que "l'Être est" : Être, Non Être, synthèse de l'Etre et du Non-Être comme Devenir, Idée, Sustance, Dieu, Cogito, Sujet transcendantal, Esprit absolu, Volonté, Volonté de puissance, Praxis... la métaphysique occidentale répond, à chaque fois, à "l'appel de l'Être" en dévoilant l'une ou l'autre de ses possibilités, en même temps qu'elle occulte toutes les autres possibilités.

Il s'agit, si j'ai bien compris Heidegger (?) de rester ouvert à l'appel de l'Être ; d'en retrouver le "soucis" - non pas de "retourner" aux Présocratiques, mais de retrouver dans notre rapport à l'Être leur "étonnement" originel, au sens qu'Aristote donne à ce mot "étonnement" sous la forme d'un infinitif substantivé : "thaumazein" - attitude qui est, pour Aristote, le commencement de la Philosophie.

L'urgence qu'il y a à répondre à "l'appel de l'Être" correspond à un "péril" propre à la modernité occidentale, à une errance qui s'exprime sous la forme (informulée) de la "détresse", "errance" entamée à partir de la Renaissance et qui se traduit dans la philosophie de Descartes par "se rendre maîtres et possesseurs de la nature" - d'où la critique de l'Humanisme" qui a été si mal comprise (cf. la réponse à Jean Baufret dans la Lettre sur l'Humanisme) et dans le monde instauré par la domination de la technique qu'il faut interroger dans son essence.

"La phénoménologie est la manière d'accéder à et de déterminer légitimement ce que l'ontologie a pour thème. L'ontologie n'est possible que comme phénoménologie. Ce qu'a en vue en tant que ce qui se montre le concept phénoménologique de phénomène, c'est l'être de l'étant, son sens, ses modifications et ses dérivés. Et ici il ne s'agit pas de n'importe quel se-montrer, encore moins de quelque chose comme ap-paraître (Erscheinen). L'être de l'étant ne peut absolument pas être quelque chose "derrière" quoi se tient encore autre chose "qui n'apparaît (erscheint) pas" (i.e. : la "noumène" kantienne). (Être et Temps, pg. 63)

Sein und Zeit est une analyse phénoménologique de la temporalité du Dasein, mais le temps n'y est plus entendu (pas plus d'ailleurs que l'espace) comme "forme a priori de l'aperception transcendantale" constitutive (avec la sensibilité et l'entendement) des phénomènes, mais comme "structure existentiale du Dasein", modalité essentielle de "l'être-là" : le Dasein est "souci", anticipation, angoisse, "être pour la mort" ; cette structure ne se révèle jamais de façon plus claire que dans l'analyse de la quotidienneté.

Zein und Zeit retentit en 1927 comme un coup de tonnerre dans le ciel de la philosophie. Jean Beaufret explique dans la préface de la Lettre sur l'Humanisme que la simple présence du mot "Être" dans le titre constituait déjà une provocation contre le néo-kantisme qui dominait la philosophie allemande à cette époque.

Dans un cours sur Nietzsche : le nihilisme européen, professé en 1940, Heidegger explique qu'il est obligé d'interrompre la démarche entreprise dans Zein und Zeit : "Ce chemin s'interrompt à un endroit décisif. Interruption qui s'explique du fait que, malgré tout, la tentative faite dans cette voie court, contre sa volonté, le danger de n'aboutir qu'à renforcer encore la subjectivité et à empêcher pour ainsi dire elle-même le dépassement du point de non retour ou plus exactement : la présentation où elle atteindrait ce à quoi elle tend par définition. Toute orientation vers "l'objectivisme" ou le "réalisme" demeure du "subjectivisme" ; la question de l'Être prend place ailleurs que dans la relation sujet-objet."

Selon Jean Beaufret, il ne s'agit nullement d'un "échec", mais d'un "ajournement".
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