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Le bêtisier des philosophes Empty Le bêtisier des philosophes

par Levincent Lun 11 Juil 2016, 18:14
Tous ceux qui interviennent sur ce forum ont probablement passé de nombreuses heures de leur vie à lire les philosophes, et ont la curieuse manie d'aimer ça. C'est vrai que les philosophes nous aident à réfléchir, nous font voir le monde autrement, nous font remettre en question notre façon habituelle de voir les choses. Parce qu'un philosophe, après tout, c'est ça : quelqu'un qui remet en question les évidences, qui ose penser à rebours du sens commun. Il n'empêche cependant aussi que nos amis les philosophes vont souvent un peu loin dans cette voie, qu'ils sont facilement attirés par les hauteurs, en bons alpinistes des spéculations abstraites qu'ils sont. C'est même au point qu'il leur arrive de s'égarer, de s'éloigner un peu trop du sol, de suivre un chemin de pensée cohérent en lui-même, mais qui aboutit à des conclusions non pas seulement opposées au sens commun, mais qu'il serait ridicule pour tout être raisonnable de soutenir sérieusement. En un mot, les philosophes disent, comme tout le monde, des bêtises.

L'idée de ce topic est de référencer les bêtises qu'ont pu dire les philosophes, les théories absurdes qu'ils ont pu construire que personne, véritablement, ne peut soutenir de bonne foi. Il ne s'agit aucunement de dénigrer à bon compte les constructions intellectuelles qui ont dans la plupart des cas mis toute une vie à être élaborées, mais de se moquer un peu des dommages collatéraux que ces pensées occasionnent sur le sens commun. Pascal ne disait-il pas que se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher ? Et puis, après tout, nous nous donnons déjà beaucoup de mal pour les comprendre, ces philosophes, et si on rit un peu à leur dépens, ce n'est que de bonne guerre.

L'interaction corps-esprit selon Leibniz

J'ouvrirais la section en mentionnant la théorie philosophique que je trouve la plus farfelue, et qui est la solution apportée par Leibniz au problème corps-esprit. Le problème de l'interaction du corps et de l'esprit est le suivant : si le corps est matériel et que l'âme ne l'est pas, comment ces deux substances peuvent-elles agir l'une sur l'autre ? En effet, il n'y a que les corps qui soient capables de faire mouvoir d'autres corps, et donc on ne voit pas comment une chose incorporelle peut faire se mouvoir une chose corporelle, et inversement. Leibniz résout le problème en posant que l'âme et le corps n'interagissent pas du tout. Ce sont deux choses distinctes qui n'entretiennent entre elles aucun rapport de causalité. Je peux vouloir bouger mon bras aussi fort que je veux, cependant cette volonté n'a aucun pouvoir de faire effectivement bouger mon bras ; de même, tout ce qui affecte mon corps ne peut en aucune manière produire une quelconque sensation en mon âme. Mais pourtant, nous avons bien l'impression que si nous bougeons notre corps, c'est à cause de notre volonté de bouger, et si notre corps est affecté, nous en ressentons immédiatement un effet dans notre âme, sous la forme d'une sensation. Cela, pour Leibniz ne prouve pas qu'il y a bien interaction entre l'âme et le corps, mais simplement synchronisation. Les sensations de mon âme sont consécutives dans le temps aux affections de mon corps, et les mouvements de mon corps suivent temporellement les volitions de mon âme, mais c'est juste parce que le monde est bien fait, et nullement parce qu'il y a un lien de cause à effet entre les deux entités. Cette parfaite superposition des actions du corps et de celles de l'âme résulte en effet de l'harmonie préétablie  du monde que Dieu a installée lors de la création.

Bon, en toute rigueur, on peut dire que ce que propose Leibniz est une vraie solution du problème. Il ne reste plus d'incohérence une fois qu'on admet sa théorie, mais il n'empêche qu'il me semble difficile de soutenir une telle thèse en y croyant sincèrement. Honnêtement, ça me semble sacrément tarabiscoté de penser que Dieu crée le corps et l'âme, et règle les paramètres du monde avec une précision telle qu'on ait vraiment l'impression que l'âme et le corps ont une action l'un sur l'autre.

Le mensonge chez Kant

Une autre "bêtise" de philosophe que je citerais, et qui fera peut-être débat, nous vient de Kant. Il s'agit de la célèbre réfutation du "droit de mentir par humanité". Pour Kant, dire la vérité est un devoir absolu, et ce en toutes circonstances. Si un meurtrier en veut à quelqu'un que vous abritez chez vous, vous vous devez néanmoins de ne pas lui mentir s'il demande si sa cible se trouve dans votre maison. L'argument avancé par Kant est le suivant : même si en mentant je ne commets pas d'injustice vis-à-vis des personnes concernées, je commets néanmoins une injustice envers l'humanité, car en agissant de la sorte je "rends inutile la source du droit". C'est que pour Kant, tout acte moral se caractérise non pas par ses conséquences mais par sa forme universalisable. Dès lors qu'un acte procède d'une maxime qui ne peut être universalisée, il n'est pas moral. Par conséquent, se permettre de mentir, ce n'est pas agir en vue d'un monde où toute parole donnée serait hors de doute, et ce n'est donc pas moral. Pour moi, il s'agit d'une vraie bêtise. Il me semble évident que si, en raison de la réponse que je vais donner à une question qui m'est posée, une personne innocente va vivre ou mourir, je dois donner la réponse qui permettra de la sauver. Kant donne des arguments d'ordre pratique pour appuyer son propos. Peut-être que, à mon insu, la victime va sortir de chez moi, et va se retrouver nez-à-nez avec son assassin, etc. Il me semble que Kant ignore, ou feint d'ignorer, le principe de l'expérience de pensée. Insérer l'expérience dans un cadre réaliste en y intégrant la possibilités d’événements qui pourraient changer la donne peut être un signe de pragmatisme, mais c'est se détourner du but même de l'expérience de pensée, qui est censée nous mettre dans un cas, imaginaire, qui teste les limites d'une théorie. Le problème soulevé est le suivant : si à coup sûr, la véracité de ma réponse décide de la vie ou de la mort d'un malheureux, dois-je malgré tout m'en tenir au simple principe selon lequel il ne faut pas mentir ?

La philosophie morale de Kant est dite déontologique, car elle se préoccupe davantage de l'aspect formel des principes qui déterminent l'action que des conséquences qui peuvent en découler. Cela dit, il faut quand même noter que Kant recourt à un argument de type conséquentialiste pour établir sa doctrine. Si en effet je ne tiens pas ma parole, alors la maxime de mon action, si elle était universelle, rendrait vaine l'idée même de promesse. Si tout le monde ment, alors nous vivons dans un monde où aucune promesse n'est possible. C'est donc, par dérivation, par les conséquences des actes que Kant juge de leur valeur morale, en les étudiant telles qu'elles seraient si la maxime dont procède ces actes était universelle. Par conséquent, la démarche kantienne n'interdit pas de considérer les conséquences de mon mensonge pour l'évaluation de sa valeur morale. A mon avis, l'erreur de Kant est de considérer le problème sous un angle trop étroit. Qu'est-ce que je fais lorsque j'indique à un meurtrier que sa victime se trouve chez moi ? Je ne fais pas que dire la vérité, je condamne aussi un innocent à mort. La maxime de mon action implique donc ce qui suit : il est plus important de dire la vérité que de sauver la vie d'un innocent. Si on prend en compte les raisons de cette priorité (exposées plus haut), la maxime se résume à ceci : l'humanité considérée universellement et abstraitement est plus importante que l'humanité concrète et particulière qui se trouve dans cet individu dont j'ai le pouvoir éventuel de sauver la vie. Le péché de Kant, c'est d'être en quelque sorte trop moral (bon sujet de dissert : "peut-on être trop moral ?"), c'est de faire passer la volonté de bien faire avant des considérations plus concrètes et plus directe. Si on veut vraiment pousser le bouchon, on peut même dire que la personne cachée dans mon placard est alors pour moi non une fin en soi qu'il faut préserver, mais un moyen qui me permet d'exercer ma moralité même dans cette circonstance. Je ne pense donc pas que ce soit la théorie kantienne qui se trouve prise en défaut par cet exemple, mais le traitement du problème par Kant lui-même.

Si vous pensez que ce ne sont pas des sottises, ou que vous avez en tête d'autres bêtises de philosophes, n'hésitez pas à intervenir. C'est les vacances il faut bien se détendre.
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par Sirgab Lun 11 Juil 2016, 18:57
Sur Leibniz, je dirais que l'interprétation que tu livres du rapport âme/corps est effectivement étonnante ainsi présentée. Mais dans le principe, dire que l'on peut connaitre l'univers par les causes efficientes ou encore par les causes finales, et que les finales ne se réduisent pas aux efficientes, et réciproquement, je ne trouve pas ça farfelu. Sans doute qu'ensuite, l'idée de faire intervenir Dieu et l'harmonie préétablie pour expliquer la coïncidence des deux est une façon de dire qu'on ne comprend pas comment ces deux régimes de causalité peuvent coexister.
Sur Kant, il faut évidemment bien recadrer son propos. Kant refuse qu'avec l'utilisation d'un exemple frappant émotionnellement, on puisse légiférer sur le droit de mentir. Mais il n'en reste pas moins que mon premier devoir, c'est de protéger la vie humaine. On peut ainsi tenter de se battre pour protéger l'innocent, ou encore garder le silence, ou rester évasif. Bref, de toute façon, si des criminels cherchent à tuer qqun, ils vont fouiller la maison MEME si on leur dit qu'il n'est pas là. L'exemple est plus ridicule que la théorie je trouve. Dans la mafia, je crois pas qu'avant d'exécuter qqun , ils passent chez son ami en sonnant : bjr, machin est-il chez toi? Non? Nous repasserons alors, bonne soirée!
Je trouve intéressant l'idée de ce bêtisier, mais je réagis comme un prof devant les élèves, j'essaie de défendre les philosophes même dans leurs idées les plus saugrenues. C'est souvent ces idées qui nous font réfléchir.
Chez Kant, je dirais que sa théorie du mariage (et des femmes) dans l'anthropologie, montre vraiment le vieux garçon et c'est pathétique. Ou encore son inculture artistique. Chez Leibniz, je sais pas ce qu'il y a de plus mauvais. En physique, il a bien dû sortir, comme Descartes, une énormité ou deux. Spontanément, je pense plutot à ses conceptions biologiques préformationnistes, en accord avec sa théorie des monades. Mais pour le coup, je suis pas sûr qu'il était préformationniste, il faudrait vérifier.
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par User17706 Lun 11 Juil 2016, 18:59
Bah, je trouve que le fil commence avec une drôle de définition implicite de la bêtise ou de la sottise Smile

Je ne vois pas bien comment on pourrait faire rentrer ces deux thèses-là sous le concept, en fait.
Reine Margot
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par Reine Margot Lun 11 Juil 2016, 19:05
Au hasard, la totalité du livre V de l'Emile de Rousseau? Le bêtisier des philosophes 248604097

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par VicomteDeValmont Lun 11 Juil 2016, 19:22
Ce n'est pas vraiment de la philosophie (quoi que...) mais le "mécanisme des tourbillons" proposé par Descartes pour expliquer la rotation des planètes m'a toujours fait sourire: il pensait que de grands tourbillons d'éther remplissaient le "vide" entre les planètes et les mettaient en mouvement.

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Solal des Solal
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par Solal des Solal Mar 12 Juil 2016, 10:10
Levincent a écrit:Si vous pensez que ce ne sont pas des sottises, ou que vous avez en tête d'autres bêtises de philosophes, n'hésitez pas à intervenir. C'est les vacances il faut bien se détendre.
C'est très tendance, le philosopher bashing, surtout chez les ... ! En plus d'être grotesquement caricaturaux (à quoi vous réduisez Leibniz et Kant, mais c'est à pleurer -de rire ou de rage, c'est selon-), vos propos sont insultants pour l'idée même de philosophie : il ne vous viendrait pas à l'idée que les errements et erreurs (qualifiés de "bêtises" : on se croirait dans une salle de sous-doués !), même historiquement décontextualisés (comment comprendre Leibniz en faisant abstraction de Descartes, Spinoza et Malebranche ? Enfin, bon ...) de certains puissent être, néanmoins éclairants pour l'homme d'aujourd'hui par cela seul qu'ils ne sont pas l'énoncé de théories mais de problèmes ! Toutefois, vous avez raison sur un point : ce sont les vacances. Alors prenez-en !

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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 10:13
Sirgab a écrit:
Sur Kant, il faut évidemment bien recadrer son propos. Kant refuse qu'avec l'utilisation d'un exemple frappant émotionnellement, on puisse légiférer sur le droit de mentir. Mais il n'en reste pas moins que mon premier devoir, c'est de protéger la vie humaine.

Justement, son traitement du cas du mensonge dont il est question ici laisse planer le doute sur ce point.

Sirgab a écrit:
On peut ainsi tenter de se battre pour protéger l'innocent, ou encore garder le silence, ou rester évasif. Bref, de toute façon, si des criminels cherchent à tuer qqun, ils vont fouiller la maison MEME si on leur dit qu'il n'est pas là. L'exemple est plus ridicule que la théorie je trouve.

Je renvoie à ce que j'ai dit à propos du principe de l'expérience de pensée. Avancer que les circonstances de cette expérience sont absurdes ou peu probables n'est pas pertinent, car le but n'est pas de proposer un cas plausible, mais de définir une situation qui met en crise une certaine idée ou une théorie. L'intérêt de l'expérience consiste en ceci : mettre la théorie à l'épreuve d'une situation où la vie d'une personne dépend du fait que je mente ou dise la vérité. Imaginons simplement que les circonstances font que si je dis la vérité le meurtrier tuera à coup sûr sa victime, et dans le cas contraire l'homme aura la vie sauve. Au besoin, on peut prendre un exemple beaucoup plus tarabiscoté pour obtenir ces conditions, mais ce n'est pas un problème, car la théorie est quand même censée s'appliquer dans ce cas.

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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 10:16
Je propose un petit site un peu dans l'esprit de ce fil :
http://existentialcomics.com/
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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 10:22
PauvreYorick a écrit:Bah, je trouve que le fil commence avec une drôle de définition implicite de la bêtise ou de la sottise Smile

Je ne vois pas bien comment on pourrait faire rentrer ces deux thèses-là sous le concept, en fait.

Alors, il faut distinguer la bêtise (l'acte) de la bêtise (le trait de caractère). Si on dit des bêtises, on n'est pas forcément bête. Même les gens intelligents disent, et font, des bêtises, par contre les gens bêtes disent rarement des choses intelligentes.

Une bêtise, c'est simplement pour moi quelque chose qui est de toute évidence faux ou absurde, et qui est susceptible de mener à des conséquences absurdes. Ce qui est implicite chez moi, c'est surtout ceci : au fond je suis un défenseur du sens commun.
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par Solal des Solal Mar 12 Juil 2016, 10:23
Si vous voulez rire avec (plutôt que rire de) la philosophie, allez donc visionner les clips de Cyrus North. A titre d'exemple : https://www.youtube.com/watch?v=5q3pRZSsHr8. Personnellement, chaque fois que je le regarde, je suis plié en quatre.

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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 10:37
Solal des Solal a écrit:
Levincent a écrit:Si vous pensez que ce ne sont pas des sottises, ou que vous avez en tête d'autres bêtises de philosophes, n'hésitez pas à intervenir. C'est les vacances il faut bien se détendre.
C'est très tendance, le philosopher bashing, surtout chez les ... ! En plus d'être grotesquement caricaturaux (à quoi vous réduisez Leibniz et Kant, mais c'est à pleurer -de rire ou de rage, c'est selon-), vos propos sont insultants pour l'idée même de philosophie : il ne vous viendrait pas à l'idée que les errements et erreurs (qualifiés de "bêtises" : on se croirait dans une salle de sous-doués !), même historiquement décontextualisés (comment comprendre Leibniz en faisant abstraction de Descartes, Spinoza et Malebranche ? Enfin, bon ...) de certains puissent être, néanmoins éclairants pour l'homme d'aujourd'hui par cela seul qu'ils ne sont pas l'énoncé de théories mais de problèmes ! Toutefois, vous avez raison sur un point : ce sont les vacances. Alors prenez-en !

D'une part, je ne "réduis" pas Kant et Leibniz à ces exemples, qui ne sont pas, contrairement à ce que tu dis, caricaturaux. Du moins il n'y a nulle caricature de ma part.
D'autre part, je ne crois pas que la philosophie soit une chose sacrée envers laquelle on doive observer un strict sentiment d'allégeance. Que des philosophes aient pu dire des bêtises, c'est au contraire assez rassurant, et l'intérêt d'en parler sur ce fil, c'est qu'ainsi on ne les place pas sur un piédestal, on n'en fait pas des êtres intouchables et éternels, mais on les ramène à leur dimension humaine. L'idée n'est nullement de porter atteinte à la philosophie en elle-même ou de discréditer l'ensemble d'une pensée. Au contraire, comme on le voit plus haut (sur l'exemple du mensonge chez Kant), ça fait philosopher. Je respecte Kant et sa conception de la morale, il n'empêche que je considère qu'il a dit une bêtise en niant absolument la légitimité de tout mensonge.

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jésus
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par jésus Mar 12 Juil 2016, 10:45
Oui, bon à ce compte-là, les trucs étranges faits par les philosophes, il faut reprendre Diogène-Laërce, avec les anecdotes et vies des philosophes illustres...les habitudes des cyniques, les faits étranges des sceptiques et leurs contradictions... Quelques morts absurdes...
Après, ce sont des théories qui a l'époque avait une audience et qui sont aujourd'hui risibles...( la théorie de la génération spontanée...l'ancienne cosmologie et j'en passe) Mais est-ce ridicule ou drôle?
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Solal des Solal
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par Solal des Solal Mar 12 Juil 2016, 10:55
Levincent a écrit:je considère qu'il [Kant] a dit une bêtise en niant absolument la légitimité de tout mensonge
Vous "considérez" ! J'attends que vous m'en administriez la preuve développée et soutenant la comparaison avec la confrontation que fait Kant, dans le "Droit de mentir par humanité" entre ses propres thèses et celles de Benjamin Constant, notamment en ce qui concerne les mérites respectifs de la moralité déontologique et de la moralité conséquentialiste.

Levincent a écrit:je ne crois pas que la philosophie soit une chose sacrée envers laquelle on doive observer un strict sentiment d'allégeance
D'allégeance, certes non, mais d'humilité, certes oui. En abstrayant de son contexte une courte citation (a fortiori une vertigineuse paraphrase) d'un long texte argumenté, nuancé, circonstancié, quel qu'il soit, on la transforme, effectivement, en bêtise. Simplement, l'auteur de la bêtise n'est pas celui qu'on croit. Ce qui n'empêche pas qu'on puisse présenter un propos philosophique (ou scientifique, ou religieux, ou politique, etc.) sous un aspect amusant : les deux références ci-dessus mentionnées en sont des exemples. Là est toute la différence entre l'humour et le sarcasme ou, comme le dit Jésus, entre le drôle et le ridicule.

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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 11:19
Solal des Solal a écrit:
Levincent a écrit:je ne crois pas que la philosophie soit une chose sacrée envers laquelle on doive observer un strict sentiment d'allégeance
D'allégeance, certes non, mais d'humilité, certes oui. En abstrayant de son contexte une courte citation (a fortiori une vertigineuse paraphrase) d'un long texte argumenté, nuancé, circonstancié, quel qu'il soit, on la transforme, effectivement, en bêtise. Simplement, l'auteur de la bêtise n'est pas celui qu'on croit. Ce qui n'empêche pas qu'on puisse présenter un propos philosophique (ou scientifique, ou religieux, ou politique, etc.) sous un aspect amusant : les deux références ci-dessus mentionnées en sont des exemples. Là est toute la différence entre l'humour et le sarcasme ou, comme le dit Jésus, entre le drôle et le ridicule.

Ce n'est pas comme si j'avais entrepris une réfutation en règle, hein. Kant heurte le sens commun en disant qu'il vaut mieux dire la vérité même si la vie d'un homme est mise en péril, et moi je soutiens que le sens commun a raison. Avancer que le texte de Kant est nuancé, circonstancié, etc. est du même acabit que faire valoir qu'un chef a fait des efforts pour préparer un plat, a des années d'expérience et de formation. Si le plat n'est pas bon, il n'y a rien à dire de plus. Et il ne faut pas se priver de le dire si on le pense, quand bien même ce serait du grand Kant dont il est question. S'en abstenir, ce serait vraiment faire preuve d'une humilité mal placée.

Solal des Solal a écrit:
Levincent a écrit:je considère qu'il [Kant] a dit une bêtise en niant absolument la légitimité de tout mensonge
Vous "considérez" ! J'attends que vous m'en administriez la preuve développée et soutenant la comparaison avec la confrontation que fait Kant, dans le "Droit de mentir par humanité" entre ses propres thèses et celles de Benjamin Constant, notamment en ce qui concerne les mérites respectifs de la moralité déontologique et de la moralité conséquentialiste.

J'ai déjà développé mon point de vue, de façon beaucoup moins rigide et schématique que ce que tu sembles présenter ici comme la seule façon de considérer le problème. Il ne s'agit nullement ici de choisir entre une morale conséquentialiste et une morale déontologique. A mon avis, Kant se trompe même dans la perspective qui est la sienne. Je ne vais pas réexpliquer pourquoi, il suffisait de lire ce que j'ai écrit dans le premier post.
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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 11:49
Allez, une autre :
"Une femme petite n'est jamais belle"
Aristote, cité par Nietzsche dans Le Gai Savoir

Bêtise ou pas ?
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jésus
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par jésus Mar 12 Juil 2016, 13:53
Levincent a écrit:Allez, une autre :
"Une femme petite n'est jamais belle"
Aristote, cité par Nietzsche dans Le Gai Savoir

Bêtise ou pas ?

Je dirais, hors contexte, il y a des contre-exemples, dans le contexte d'Aristote, ça n'a rien de ridicule. Après, tout le travail d'un prof ou philosophe, comme l'a fait Nietzsche, c'est se demander pourquoi a-t-il dit cela? Là, c'est intéressant.
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Mari0n
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par Mari0n Mar 12 Juil 2016, 19:23
Comme beaucoup ici, cette approche des philosophes me glace un peu, et ce non parce que je les considère comme sacrés, mais parce que je trouve qu'il y a beaucoup de vérité dans ce que dit Leibniz comme dans ce que dit Kant. En fait, on m'a toujours appris à penser avec les philosophes, jamais contre eux ; et il me semble qu'ils sont la plupart du temps les premiers conscients des limites de leur système.
La critique que tu fais de Kant, notamment, est celle-la même que mes professeurs s'interdisent (et m'interdisent) de faire depuis la terminale, parce qu'elle repose, me semble-t-il, sur une mécompréhension de ce que dit Kant. Oui, il cherche les déterminations formelles de l'acte moral. Oui, ce champ de recherche lui interdit de s'interroger directement, dans le cadre de la métaphysique des moeurs, sur les conséquences des actes. Et oui, mentir c'est mal. Mais oui aussi, mettre la vie d'autrui en danger, c'est mal. Les deux sont mal. Toujours. Et je ne crois pas que Kant ait ignoré le profond malaise existentiel que cela peut susciter. C'est pour ça que l'action absolument bonne n'a sans doute jamais existé. L'homme ne peut pas faire absolument bien. Il est toujours "impur" (en un sens non pas péjoratif, mais humain), et c'est toute la difficulté -et la force- de sa condition. Je trouve la doctrine de la vertu très éclairante sur ce point. Il y a les principes, puis il y a la vie. Kant le sait, et le plus beau, c'est qu'il sait que ces conflits ne peuvent se résoudre que par une décision, nécessairement plus ou moins  arbitraire, et qui nous laissera toujours insatisfaits. C'est comme ça que j'interprète du moins les questions casuistiques de la doctrine de la vertu, que je considère pour cela très importantes pour ne pas commettre de contresens sur la morale kantienne. Les conflits ne sont pas résolus par les principes, mais les principes sont générateurs de ce déchirement qui est le nôtre quand nous sommes confrontés à un dilemme moral. Finalement, je trouve qu'il n'y a rien de plus concret que la morale kantienne : elle dit ce noeud qu'on a dans l'estomac face aux choix difficiles.

"Est-ce un suicide que de se dévouer (comme Curtius) à une mort certaine pour sauver la patrie ? — D’un autre côté, le martyre volontaire, qui consiste à se sacrifier au salut de l’humanité en général, doit-il être pris aussi, comme l’action précédente, pour un acte héroïque ?

Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort prononcée par son souverain ? — Même dans le cas où celui-ci le permettrait (comme fit Néron pour Sénèque) ?

Peut-on faire un crime à un grand monarque, mort depuis peu, d’avoir porté sur lui un poison très-subtil, sans doute afin de n’être pas obligé, s’il venait à être fait prisonnier dans la guerre qu’il dirigeait en personne, d’accepter pour sa rançon des conditions onéreuses à son pays ? Car on peut lui supposer cette intention, et il n’est pas nécessaire de ne voir là-dessous que de l’orgueil.

Un homme qui a été mordu par un chien enragé, sentant déjà en lui l’hydrophobie et sachant qu’il n’y a pas d’exemple que quelqu’un en soit revenu, s’est tué, afin, comme il le dit dans un écrit trouvé après sa mort, de ne pas causer, dans les transports de la rage (dont il éprouve déjà. les premiers accès), le malheur d’autres hommes ; on demande s’il a bien fait d’agir ainsi.

Celui qui se résout à se faire vacciner met sa vie en danger, quoiqu’il agisse ainsi afin de la conserver, et il se met, vis-à-vis de la loi du devoir, dans un cas beaucoup plus embarrassant que le navigateur, qui du moins ne fait pas la tempête à laquelle il s’expose, tandis que lui, il s’attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort. La vaccination est-elle donc permise ?"
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Mari0n
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par Mari0n Mar 12 Juil 2016, 19:38
En outre, un autre gros contresens contre lequel mes professeurs m'ont toujours mis en garde et qui a été confirmé après une lecture attentive de Kant est celui qui consiste à croire que l'universalisation du mensonge est de type conséquentialiste ("si tout le monde mentait, on ne s'en sortirait plus !", en mode café du commerce version Kant hu hu...)
Lorsque Kant parle d’universaliser une maxime, il parle en effet d’universaliser la forme de la maxime et non son contenu. Par exemple, je ne peux universaliser le mensonge car l'acte même de mentir suppose que l’autre croie que ma parole soit vraie.
La nuance est subtile, mais, selon moi, essentielle. Et je suis désolée si j'ai du mal à l'expliquer, je ne suis pas encore prof Smile
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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 22:14
Mari0n a écrit: En fait, on m'a toujours appris à penser avec les philosophes, jamais contre eux ;

Je ne partage pas cette vision. La philosophie commence, dit-on, avec Platon. Et les livres de Platon, ce sont toujours des dialogues, très âpres pour certains d'entre eux. Il y a une dimension agonistique et polémique dans la philosophie qu'il ne faut pas occulter, et à laquelle je pense qu'il ne faut pas hésiter à prendre part. Se positionner contre un penseur, ça fait partie de l'exercice de la pensée. Et puis, d'un point de vue hégélien, penser contre un philosophe n'implique pas la négation totale de sa pensée, puisque celle-ci est contenue dans ce que j'essaie de nier. Pour l'exercice du métier de professeur, cependant, ce côté ne doit pas transparaître, car les élèves sont censés recevoir la pensée d'un philosophe telle quelle. Mais dans son for intérieur, il y a des fois où en parcourant un livre on se prend à sourire doucement, voire à se scandaliser. Les gens qu'on aime peuvent avoir un trait de caractère ou des habitudes agaçantes, et on les aime tout de même ; les philosophes ont leurs manies, leurs marottes, leurs petites absurdités qui nous les rendent attachants.

Mari0n a écrit:
et il me semble qu'ils sont la plupart du temps les premiers conscients des limites de leur système.

Ca je suis loin d'en être sûr.


Mari0n a écrit:
La critique que tu fais de Kant, [...] Il y a les principes, puis il y a la vie.


Justement, le cas du mensonge est un problème qu'il résout de manière théorique, c'est-à-dire dans l'absolu, d'un point de vue général. Kant va jusqu'à affirmer que l'immoralité du mensonge subsiste même dans des cas où des conséquences graves peuvent être évitées. Il ne s'agit pas d'un cas particulier où le doute subsisterait toujours en raison de l'impossibilité de connaître les intentions profondes de l'auteur de l'acte, mais d'un cas particulier envisagé sous le point de vue de la généralité : pour tous les cas de ce genre, mentir resterait immoral.
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Mari0n
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par Mari0n Mar 12 Juil 2016, 22:32
Levincent a écrit: d'un point de vue hégélien, penser contre un philosophe n'implique pas la négation totale de sa pensée, puisque celle-ci est contenue dans ce que j'essaie de nier. (...) Il y a des fois où en parcourant un livre on se prend à sourire doucement, voire à se scandaliser. Les gens qu'on aime peuvent avoir un trait de caractère ou des habitudes agaçantes, et on les aime tout de même ; les philosophes ont leurs manies, leurs marottes, leurs petites absurdités qui nous les rendent attachants.

Tout à fait d'accord là-dessus, mais je pense qu'on ne puisse pas réfuter une pensée sans l'avoir vraiment comprise. Et si je ne doute pas que tu connaisses très bien Leibniz et Kant, il ne me semble que tes attaques soient tout à fait pertinentes à cet égard. Comme je le disais pour Kant, sa doctrine de la vertu montre à quel point il avait conscience des enjeux et des problèmes que lui-même soulevait. C'est d'ailleurs ce qui me fascine chez lui : il n'a cessé d'interroger ce qu'il faisait, et l'enchaînement CRP, CRPr, CFJ le montre à mon avis très bien. Quand je dis "penser avec l'auteur", c'est tout ce que je veux dire. La critique ne peut venir de n'importe où, sans quoi... Ce n'est tout simplement pas l'auteur qu'elle attaque ! Et il me semble que tu tombes dans cet écueil en énonçant une critique qui reprend malgré tout des arguments proches de ceux de Benjamin Constant. Ce qui me fait rire chez les philosophes, ce sont des tics de langage, des styles un peu particuliers, des anachronismes... Mais jamais la pensée elle-même en fait (elle m'interroge souvent, mais j'ai tendance à être très généreuse quand je lis un auteur : je lui donne tout.) Et je trouve que les endroits où les (grands) philosophes en réfutent d'autres sont toujours assez peu intéressants, et un peu vains (ils passent très souvent à côté de l'auteur qu'ils attaquent). Donc je me sens a fortiori moins l'étoffe d'une grande contestatrice. Ce qui ne m'empêche pas de faire de bonnes dissertations, puisque justement je tire le problème de l'auteur lui-même sans l'attaquer frontalement.

Levincent a écrit:
Mari0n a écrit:
La critique que tu fais de Kant, [...] Il y a les principes, puis il y a la vie.


Justement, le cas du mensonge est un problème qu'il résout de manière théorique, c'est-à-dire dans l'absolu, d'un point de vue général. Kant va jusqu'à affirmer que l'immoralité du mensonge subsiste même dans des cas où des conséquences graves peuvent être évitées. Il ne s'agit pas d'un cas particulier où le doute subsisterait toujours en raison de l'impossibilité de connaître les intentions profondes de l'auteur de l'acte, mais d'un cas particulier envisagé sous le point de vue de la généralité : pour tous les cas de ce genre, mentir resterait immoral.

Oui, d'où les dilemmes existentiels aussi concrets, dont Kant est, je pense, hautement conscient. S'il n'y avait pas un tel hiatus entre les principes et la vie, il n'y aurait pas de problème,  pas de casuistique. Le mensonge reste toujours immoral au sens absolu, mais la vie ne présente jamais des cas simple, d'où la casuistique. Ça fait longtemps que je n'ai pas pratiqué Kant, mais telle était en tout cas l'orientation de mes cours de prépa, qui m'ont tout à fait convaincue sur ce point.
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par Levincent Mar 12 Juil 2016, 22:47
Mari0n a écrit:En outre, un autre gros contresens contre lequel mes professeurs m'ont toujours mis en garde et qui a été confirmé après une lecture attentive de Kant est celui qui consiste à croire que l'universalisation du mensonge est de type conséquentialiste ("si tout le monde mentait, on ne s'en sortirait plus !", en mode café du commerce version Kant hu hu...)
Lorsque Kant parle d’universaliser une maxime, il parle en effet d’universaliser la forme de la maxime et non son contenu. Par exemple, je ne peux universaliser le mensonge car l'acte même de mentir suppose que l’autre croie que ma parole soit vraie.

C'est vrai que c'est le genre de mise en garde que les professeurs aiment bien donner, mais rapportons-nous au texte dont il est question, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs :

Kant a écrit:Soit, par exemple, la question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir? Je distingue ici aisément entre les sens que peut avoir la question : demande-t-on s’il est prudent ou s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse? Cela peut être sans doute prudent plus d’une fois. À la vérité, je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un désagrément bien plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d’après une maxime universelle et de se faire une habitude de ne rien promettre qu’avec l’intention de le tenir? Mais il me paraît ici bientôt évident qu’une telle maxime n’en est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or, c’est pourtant tout autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par crainte des conséquences désavantageuses ;

Ici, on est d'accord, Kant dit explicitement qu'agir par devoir est différent d'agir en pesant les conséquences de ses actes. Mais lisons la suite :

Kant a écrit:tandis que dans le premier cas le concept de l’action en soi-même contient déjà une loi pour moi, dans le second cas il faut avant tout que je cherche à découvrir autre part quels effets peuvent bien être liés pour moi à l’action. Car, si je m’écarte du principe du devoir, ce que je fais est certainement tout à fait mal ; mais si je suis infidèle à ma maxime de prudence, il peut, dans certains cas, en résulter pour moi un grand avantage, bien qu’il soit en vérité plus sûr de m’y tenir. Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres)? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas d’autre moyen d’en sortir? Je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.

L'argument se résume ainsi : je ne peux vouloir que la maxime qui commande de mentir soit universalisable car alors elle se détruirait elle-même. C'est ce que Kant dit, et que tout bon professeur enseignerait à ses étudiants. Mais comment ne pas voir que Kant échoue justement à prouver cela ? La maxime "il faut mentir" ne se contredit ni ne se détruit elle-même, qu'elle soit universelle ou non. Elle ne se contredit que si on la considère avec ses conséquences. C'est pour cela que Kant est obligé de dire que le résultat d'une telle universalisation du mensonge produirait un monde où toute promesse serait impossible. Si la maxime se contredisait vraiment elle-même il n'aurait pas besoin d'en passer par là. La conception kantienne de la morale n'est donc pas, dans son intention, conséquentialiste, mais ce n'est le cas qu'au prix d'un tour de passe-passe que Schopenhauer a très bien décrit dans sa dissertation sur le fondement de la morale, même si dans le reste de l'ouvrage il est assez injuste envers Kant et n'a visiblement pas compris l'intuition profonde qui sous-tendait sa démarche.

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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
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par User17706 Mar 12 Juil 2016, 23:04
Attention à un contresens possible: il n'est pas évident du tout que «il faut mentir» soit une maxime («je me propose de me tirer d'embarras par une fausse promesse» en est une, en revanche; N.B. la présence d'un but explicitement mentionné pour l'action). La nature exacte des contradictions que l'on rencontre en universalisant des maximes (supposément) non-universalisables [1] n'est pas la même selon la maxime, [2] n'apparaît que sous condition d'universalité. Autrement dit, je ne vois pas où se trouve l'objection dans ce que tu dis, Levincent.

Sinon, ma réserve de plus haut demeure; le «sens commun» ne m'apparaît pas comme une norme assez solide pour fonder le concept de «bêtise» (on est d'accord, bien sûr, qu'on parle de bêtise au sens d'une bêtise, en paroles ou en actes, et non au sens de la bêtise comme qualité stable attachée à une personne, c'était évident depuis le début), et les deux premiers exemples donnés, me semble-t-il, sont vraiment fort loin de l'illustrer. Prima facie, la phrase d'Aristote est un bien meilleur candidat Smile
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par katia9910 Mar 12 Juil 2016, 23:09
Ce n'est pas une sottise que j'ai à raconter, mais en ce qui me concerne, l'objection que Hobbes fait à Descartes pour réfuter l'idée du cogito m'a toujours amusée : je me promène, donc je suis une chose promenente ! A décliner sous toutes ses formes...

Par contre, je ne comprends pas la tournure que prend le topic qui partait, selon moi, d'une bonne intention. Je ne vois pas le problème dans le fait de qualifier certains théories comme étant des bêtises (bon, en effet, le terme est à nuancer) : personne n'a ri quand, pour prouver l'interaction de l'âme et du corps, Descartes a dégainé sa carte magique, son joker ultime qu'était la glande pinéale ? On a le droit d'en rire, non ?
J'ai quand même l'impression que l'argument d'autorité et la sacralisation des philosophes est ici de mise, malgré un refus général de l'admettre. De la même façon qu'Aristote se demandait dans l'Ethique à Nicomaque s'il fallait attendre la fin de sa vie pour savoir si l'on a été heureux, je voudrais demander : faut-il attendre le seuil de la mort pour pouvoir prendre un peu de hauteur sur les philosophes et se demander "avaient-ils raison de penser cela" ? Car dire d'une théorie qu'elle frôle parfois la bêtise ou qu'elle est littéralement une bêtise n'est pas forcément l'indice d'un renoncement à la philosophie ou d'une mécompréhension d'un philosophe (Le fameux argument "mais si tu critiques ce philosophe, c'est que tu n'as rien compris de lui") c'est aussi selon moi l'indice d'une pensée propre en acte ou en train de se faire.
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User17706
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par User17706 Mar 12 Juil 2016, 23:15
On a le droit d'en rire, mais à mon avis, rigoler de la glande pinéale, c'est être soi-même le dindon de la farce. Évidemment, si on pense que c'est une carte magique ou un joker ultime, ça devient drôle, je suis d'accord; encore plus si l'on imagine que c'est censé prouver l'interaction de l'âme et du corps. Mais chez Descartes on est tout de même extrêmement loin de tout ça.

Après, je suis bien d'accord sur le fait qu'il ne faut pas repousser indéfiniment le moment où l'on se permet un verdict. Chez moi, d'après ce que j'ai observé, ça prend environ dix ans de fréquentation d'une oeuvre classique, plus ou moins deux ans disons, avant que je ne commence à me permettre de prendre la hauteur dont tu parles. Mais il faut dire que je suis du genre rapide Razz
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Mari0n
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par Mari0n Mar 12 Juil 2016, 23:26
Pour moi, le texte que tu cites est l'exemple même de l'universalisation formelle de la maxime ! Je le traduis exactement comme je l'ai énoncé dans mon message précédent : si le mensonge était universel, alors l'acte de mentir s'annulerait de lui-même, puisque l'acte de mentir présuppose, dans mon intention, une distinction entre le vrai et le faux. Le mensonge ne peut valoir pour moi que si pour tous les autres il vaut comme vérité. Et Kant ne dit pas du tout ici, à mon avis : "mais si tout le monde mentait, alors je ne pourrais plus croire personne, et le monde serait trop injuste".

Et je rejoins Yorick : il est effectivement difficile d'argumenter en faveur de la phrase d'Aristote... Mais est-ce que ce n'est pas aussi parce qu'on sort du proprement philosophique pour toucher à la "biologie" aristotélicienne ? Tout comme pour les tourbillons de Descartes (que je trouve drôle aussi)... Mais ce qu'il y a ici de passionnant (enfin, qui fait partie de ce qui me passionne dans la philosophie), c'est que ces arguments bizarres disent des problèmes philosophiques (cf, pour Descartes, Du monde clos à l'univers infini, que je trouve génial parce qu'il permet de reconsidérer les enjeux philosophiques des théories les plus biscornues ^^. La correspondance Leibniz/Clarke, absolument délirante, en est l'exemple parfait !)
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