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Y. Citton, Philosophie et littérature en débats (I): Faire son deuil de la littérature pour mieux promouvoir le littéraire Empty Y. Citton, Philosophie et littérature en débats (I): Faire son deuil de la littérature pour mieux promouvoir le littéraire

par Ruthven Jeu 25 Sep 2008 - 18:51
A lire sur le blog philo. de Libé, un article de Y.Citton, intéressant pour les littéraires :
http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2008/09/philosophie-et.html#more



Par Yves Citton •

Beaucoup de monde semble vouloir se porter au chevet de «la littérature». Même si une telle sollicitude présente parfois des relents de conservatisme réactionnaire («Les jeunes ne savent plus lire, parler, penser…»), on peut se réjouir de voir des philosophes de premier ordre défendre la cause des Lettres. On peut toutefois aussi se demander si une telle défense ne repose pas souvent sur un malentendu relatif à ce qui est menacé et à ce qu’il s’agit véritablement de cultiver.

Dans leur généreuse entreprise d’assistance à culture en danger, les nouveaux apôtres du littéraire n’ont bien entendu pas tort de dénoncer l’abrutissement nauséabond distillé par les médias majoritaires ou la sécheresse positiviste de certaines approches universitaires. Au-delà même du risque de se battre contre des moulins en faisant du «littéralisme» (du «textualisme» ou de la déconstruction) l’ennemi de la culture «humaniste», c’est peut-être surtout en identifiant leur cause à celle de «la littérature» qu’ils s’engagent dans une impasse. Il me semble, au contraire, qu’on défendra d’autant mieux le littéraire qu’on aura fait son deuil de «la littérature».

Lorsque, dans ses derniers cours, Barthes prend à contrepied les recherches structuralistes qu’il a pourtant tellement contribuées lui-même à promouvoir, pour se réclamer de la littérature comme d’une «maîtresse» censée «nous apprendre à vivre selon les nuances», il propose bien un retour au littéraire, débarrassé des arrogances de la science.
Mais c’est à une littérature agonisante qu’il s’identifie —et c’est parce qu’il la sait agonisante qu’il en fait le lieu d’invention d’un nouveau modèle de vie. Au sein de «la culture» nationale, «la littérature» a longtemps été investie d’une puissance de domination majoritaire : pouvoir évoquer ou citer ses classiques, de même que pouvoir orthographier correctement une lettre officielle, constituait un marqueur d’identification à la norme-étalon (majoritaire), à laquelle tout le monde aspire même si la plupart en sont de facto exclus.

On peut dire que «la littérature» est en voie de disparition dans la mesure où d’autres marqueurs sont en train de la supplanter dans ce rôle identificatoire (en gros : le jargon de la gestion). Et c’est précisément dans la mesure où le littéraire est devenu minoritaire (marginal) que Barthes s’en réclame dans ses derniers cours, au nom d’un principe d’anti-gestion se démarquant à la fois de la gestion économiste et de l’autogestion politique.

On peut regretter certains aspects de la situation passée dans laquelle «la littérature» était en position majoritaire, et estimer à juste titre que nos âmes individuelles et notre socialité commune sont plus authentiquement enrichies en nous poussant à lire Flaubert ou Proust qu’en nous faisant potasser des manuels de marketing.
Dans l’ensemble toutefois, il m’apparaît inutile et erroné de vouloir s’accrocher à une littérature définie en termes de norme majoritaire. Si philosophes et lettreux méritent de collaborer sur des objets et des projets communs, ce sera moins pour défendre la littérature (perçue comme une donnée) que pour promouvoir le littéraire (conçu comme un terrain d’expérimentation).

Qu’est-ce donc que ce «littéraire» (minoritaire) que j’oppose ici trop rapidement à «la littérature» ? Il me semble essentiel d’y distinguer au moins trois dimensions que certains discours philosophiques sur «la littérature» tendent souvent à confondre et à écraser.
Ces discours, inspirés récemment de la philosophie analytique et de la réflexion morale, identifient implicitement le littéraire (lui-même réduit au romanesque) à sa seule dimension narrative : lire (un roman) nous donnerait l’occasion de vivre de l’intérieur une situation relationnelle étrangère, et d’en tirer des enseignements moraux pour la conduite de notre vie (Jacques Bouveresse, Martha Nussbaum).
Cette dimension narrative joue bien entendu un rôle très important dans bon nombre de nos expériences littéraires, et il est parfaitement justifié de chercher à mieux comprendre ses mécanismes et ses enjeux (comme le font excellemment un Lubomir Dolezel ou un Kendall L. Walton). On voit cependant qu’elle n’est nullement propre aux textes littéraires, puisque les films ou les séries télévisées nourrissent autant notre imaginaire narratif actuel que peuvent le faire les livres.

Loin de vouloir «en revenir au contenu» de la littérature (romanesque) —après des décennies supposées perdues dans les pièges du «formalisme»—, promouvoir le littéraire implique au contraire de se pencher sérieusement sur sa dimension figurale. Comme toute expression artistique, les écrits littéraires nous proposent non seulement des histoires à travers lesquelles nous pouvons «redécrire» (Richard Rorty) notre identité, mais aussi des expérimentations perceptives à travers lesquelles nous pouvons reconfigurer notre «partage du sensible» (Jacques Rancière).
Comme le savent les littéraires depuis des décennies, mais comme certains défenseurs philosophiques de «la littérature» semblent l’avoir oublié, toute opposition entre forme et contenu est vouée à rater une expérience artistique dont le propre est justement de nouer inextricablement des processus de figuration sensible à des processus de reconfiguration catégorielle.

Enfin, au cœur même de jeux infinis de la figuration que pratiquent tous les autres types de création artistique, le littéraire se spécifie par sa dimension verbale. De même que la musique est faite de sons, et le cinéma d’images sonorisées en mouvement, de même le texte est-il fait de mots agencés en phrases. Répéter cette banalité n’est pas inutile à l’heure où plusieurs livres récents mettent au pilori les lettreux pour leur «littéralisme» ou leur «textualisme» excessifs.
Promouvoir le littéraire, cela veut dire d’abord promouvoir une certaine conscience et une certaine pratique des virtualités propres au signifiant linguistique. La philosophie analytique est infiniment précieuse en ce qu’elle mène l’effort (noble, utile et infini) de contraindre l’expression à prétention conceptuelle dans les cadres d’une dénotation aussi étroite et rigide que possible. Il n’est nullement absurde de faire de cet effort un trait constitutif de l’activité philosophique.
Il serait toutefois illusoire et ridicule de nier les puissances constitutives de la connotation, de la paronomase, des forçages syntaxiques ou de l’amphibologie dans notre imaginaire individuel et collectif. Tout signifiant linguistique est à la fois un moyen de se référer à une réalité supposée et un lieu de contaminations multiples grâce auquel des réalités sensibles ou conceptuelles apparemment indépendantes se trouvent rapprochées par le seul fait des échos sonores, des ressemblances visuelles, des tensions syntaxiques ou des carrefours polysémiques machinables à partir du trésor de la langue.

On le voit, ces trois dimensions (narrative, figurale et verbale) court-circuitent non seulement l’opposition entre forme et contenu, mais aussi bien toute distinction rigide entre le travail philosophique et la sensibilité littéraire.
Promouvoir le littéraire touche éminemment à l’éthique : redécrire son être à partir d’histoires empruntées, reconfigurer sa sensibilité à l’aide de déplacement figuraux, mesurer les charges connotatives imposées par les mots dont on se sert, tout cela contribue à modifier notre rapport avec autrui.
Cela touche également à la politique : les formes de vies que se donnent nos sociétés et nos individus ont de tous temps été in-formées par du storytelling, des imaginaires et des jeux de mots éminemment littéraires – et c’est peut-être dans une réflexion politique sur les mécanismes de la signification et de l’interprétation que se joue aujourd’hui la résistance à une société dangereusement alignée sur la transparence illusoire des prix.
Une telle réflexion touche donc aussi à l’ontologie : fictions, figurations sensibles et frayages langagiers sont les voies qu’empruntent les réalités humaines pour s’incarner dans l’être (pour le meilleur comme pour le pire). Ce travail de réflexion, inextricablement littéraire et philosophique —fondamentalement «poéthique» (Jean-Claude Pinson)— est à mener non tant sur «la littérature» que sur l’interface littéral où se rencontrent intuition sensible, nuance verbale et catégorisation conceptuelle. Il est toujours déjà en train de se faire, quoique perpétuellement à relancer.

Yves Citton est professeur à l’université de Grenoble-3. Il a récemment publié aux Éditions Amsterdam L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (2006), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007) et, avec Martial Poirson, Les Frontières littéraires de l’économie (Paris, Éditions Desjonquères, 2008). Il fait partie du comité de rédaction des revues Multitudes et Dix-huitième siècle, et collabore régulièrement à la Revue Internationale des Livres et des Idées.
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