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Robin
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J. du Bellay : "Heureux qui comme Ulysse..." ("Les Regrets"), questions/éléments de réponse Empty J. du Bellay : "Heureux qui comme Ulysse..." ("Les Regrets"), questions/éléments de réponse

par Robin Mar 31 Aoû 2010 - 17:31
[justify]Joachim du Bellay est né en 1522 au château de la Turmelière, non loin de Liré , en Anjou. Maladif, orphelin très tôt, il mène une enfance rêveuse et mélancolique, rêvant de devenir soldat.

- Rédacteur de La Défense et illustration de la langue française. Il s'agit de renouer avec la culture gréco-latine, mais aussi de créer une culture (littérature, poésie, architecture...) nationale.

- 1550-1552 : maladie et premières atteintes de la surdité.

- 1550-1557 : du Bellay à Rome, accompagne son cousin, le cardinal Jean du Bellay, à Rome, en avril 1553, écrit Les Antiquités de Rome, des vers latins et des poèmes d'amour dédiés à une jeune romaine (Faustine ou Colomba)

Circonstances de la composition des Regrets
: Les Regrets, confidence de l'amertume d'un homme déçu : rêvait de débuter une carrière diplomatique et se retrouve chargé de l'intendance : "Je suis né pour la Muse, on me fait messager." (sonnet 39), souffre du mal du pays, regrette l'indépendance et l'inspiration de jadis, la cour et la faveur du roi, les amis (Ronsard), le foyer, la France, sa province natale, découvre les "vrais" romains, les distractions, l'hypocrisie, l'ambition, les turpitudes de la ville des cardinaux, leur vie futile et médiocre ; verve satirique.

"Les Regrets" : 191 sonnets publiés en 1558, la plupart ont été écrits en Italie à partir de 1555 ; les 42 derniers ont été rédigés en France. Les Regrets ne sont pas l'imitation des poètes grecs et latins, mais l'expression d'une poésie personnelle ; journal de voyage d'une âme douloureuse et sincère, tantôt élégiaque et tantôt satirique, confidence sincère.

Elégie : poème lyrique exprimant une plainte mélancolique, douloureuse - Les Élégies de Ronsard, oeuvre poétique dont le thème est la plainte.

A son retour en France, publie les œuvres de l'exil en 1558 et cherche à s'imposer à la cour, ennuis domestiques, démêlés avec son protecteur, le cardinal du Bellay. Meurt d'apoplexie, à 37 ans, dans la nuit du 1er janvier 1560, en écrivant des vers.

Inspiration originale et sincère, amère déception, détresse, amertume teintée d'attendrissement quand il pense aux douceurs du pays lointain, mélange d'ironie désabusée et de brutalité douloureuse.

Savante simplicité : il veut que ce qu'il écrit soit "une prose en rime ou une rime en prose", art très conscient, sonnets en alexandrins (12 syllabes), alternant des rimes masculines et féminines dans les quatrains, disposition "marotique" des tercets (ccd - eed ; la "pointe" finale n'est pas un jeu de mots, mais une idée essentielle, un vers plus évocateur ; tout un tableau occupe le dernier tercet et lance l'imagination vers l'infini.

Art du poète : ressources de la versification, inversions, coupes, rejets, enjambements, souplesse des sonorités, musicalité harmonieuse des Regrets.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage


Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.


Construction du poème :

1er quatrain : aspiration au voyage/ aspiration au retour vers la terre natale (généralité)

2ème quatrain : expression de la nostalgie du poète exilé (cas personnel)

1er et 2ème tercets : comparaison et opposition entre le pays d'exil et le pays natal

Voyage/toison/raison/âge : alternance de rimes féminines et masculines embrassées (a,b,b,a) ; noter le mot "Vivre" en rejet et l'enjambement: la phrase se poursuit sur la totalité du quatrain.

Heureux qui ! (en latin "Félix qui !"...) exclamation à la manière antique. Nous avons une première ébauche de ce sonnet sous forme d'élégie latine et qui commence justement par "Felix qui..." (cf. Lagarde et Michard, XVIème siècle, page 114)

"Félix qui mores multorum vidit et urbes,

Sedibus et potuit consenuisse suis.
Ortus quaeque suos cupiunt, externa placentque
Pauca diu, repetunt et sua lustra ferae.
Quando erit ut notae fumantia culmina villae
Et videam regni jugera pauca mei ?
Non septemgemini tangunt mea pectora colles,
Nec retinet sensus Thybridis unda meos.
Non mihi sunt cordi veterum monumenta Quiritum,
Nec statuae, nec me picta tabella juvat :
Non mihi Laurentes nymphae, sylvaeque virentes
Nec mihi, quae quondam, florida rura placent."

"Heureux qui a vu les mœurs et les villes de beaucoup de peuples, et a pu vieillir dans son propre foyer. Tous les êtres désirent revenir à leur source, et parmi les choses étrangères, il en est peu qui plaisent longtemps : même les bêtes sauvages regagnent leurs tanières. Quand reverrai-je le toit fumant de ma maison familière et les quelques arpents qui sont mon royaume ? Les sept collines ne touchent pas mon coeur et l'onde du Tibre ne retient pas mes sens. Les monuments des anciens Romains me laissent indifférents ; ni les statues, ni les tableaux ne me charment. Ni les nymphes de Laurente (ville du Latium), ni les forêts verdoyantes, ni les campagnes fleuries ne me plaisent comme autrefois."

Demander aux élèves ce qu'ils savent d'Ulysse et de Jason.

Contextualisation
: inspiration antique, humanisme, redécouverte des Latins et des Grecs, grandes découvertes...

"Beau voyage" : "beau" = grand, héroïque ; du Bellay pense sans doute aux navigateurs de son temps, à Christophe Colomb, à Vasco de Gama.

"Cestuy-là" : celui-là qui conquit la toison = Jason. "La Toison d'or" est une décoration de la noblesse de France, puis d'Autriche, un signe d'appartenance à la noblesse (l'Ordre des chevaliers de la Toison d'or, fondé en 1430 par Philippe Le Bon, duc de Bourgogne ; il est inspiré du mythe grec)

Le premier quatrain condense les aspirations contradictoires de l'enfant qui rêvait d'être soldat (la gloire, l'héroïsme), l'ambition de l'homme jeune (20-30 ans) qui voulait faire une carrière diplomatique, et celles de l'homme plus âgé, plus mûr, lesté par l'expérience de la vie. Deux tons différents : héroïsme, ambition, esprit de conquête/ calme, sagesse. "Plein d'usage et raison" : usage = expérience, mais le mot connote aussi l'idée d'usure. Ulysse est un homme "plein d'usage et raison", mais qui a perdu ses illusions ; son expérience a été acquise au prix de souffrances et d'épreuves.

"Quand reverrai-je, hélas..." : soupir, cri du cœur. L'exclamation "hélas!" est le maître mot de l'élégie. Nostalgie douloureuse, aspiration au bonheur perdu.

"Reverrai-je" : le verbe est au futur.

"Fumer la cheminée" : remarquer l'article défini (il s'agit d'une métonymie, figure de style désignant la partie pour le tout), ainsi que l'agencement des enjambements ("de mon petit village/Fumer la cheminée" et "en quelle saison/Reverrai-je"). Les mots mis en rejets ("Fumer", "Reverrai-je") prennent un relief particulier, tout comme les mots qui se trouvent à la césure des hémistiches.

Le clos : le jardin, l'enclos ; noter l'opposition entre "ma pauvre maison" et "qui m'est une province (c'est-à-dire un royaume), ainsi que l'hyperbole "beaucoup davantage". Le mot "clos" est peut-être la "clé" de ce poème fondé sur l'opposition entre l'ouverture (la jeunesse, le voyage, la mer, Rome...) et la clôture (l'âge mûr, les parents, la maison...), opposition que l'on retrouve condensée dans la pointe du sonnet "Et plus que l'air marin la douceur angevine."

(Cf. Ronsard : Invocation à la mort, Lagarde et Michard, Renaissance, page 150)

Travail sur les figures de styles : faire chercher aux élèves le signification des mots "métonymie" et "synecdoque".

Synecdoque : du grec sunekdokhé (compréhension simultanée), figure de rhétorique qui consiste à prendre le plus pour le moins, la matière pour l'objet, l'espèce pour le genre, la partie pour le tout (comme dans le poème de du Bellay), le singulier pour le pluriel et inversement. Exemples : les mortels = les hommes, un fer = une épée, une voile = un navire.

Un instrument de travail utile : le Gradus ad Parnassum, Les procédés littéraires (Dictionnaire) de Bernard Dupriez (10/18, Christian Bourgois).

Pourquoi du Bellay écrit-il "la" cheminée ? et non "les" cheminées ? "la" comprend simultanément le village et la maison natale, justement appelé "foyer".

1er quatrain : expression d'une généralité

2ème quatrain : cas personnel, petitesse et humilité, émotion.

"Plus me plaît"...

"Plus que le marbre"...

"Plus mon Loir gaulois..."

"Plus mon petit Liré..."

"Et plus que l'air marin..."

Répétition du même mot "plus" au début du vers ; quintuple anaphore. Série d'oppositions fondée sur une structure syntaxique récurrente, avec un effet rhétorique de répétition et de symétrie. Remarquer que dans le deuxième et le dernier vers, qui constitue la "pointe" du sonnet, la structure symétrique est inversée, ce qui rompt la monotonie du procédé.

Pourquoi du Bellay emploie-t-il une périphrase "le séjour qu'ont bâti mes aïeux" à la place de "ma maison" ? La périphrase n'est pas une simple reprise analogique, de "pauvre maison" ; elle importe une information supplémentaire, une idée nouvelle, l'idée de patrie et peut-être aussi la revendication orgueilleuse de l'appartenance à une "lignée" ; la "maison" de du Bellay n'est pas une masure de manant, mais un "manoir".

Noter le caractère majestueux de "Que des palais romains le front audacieux," l'inversion : le complément de détermination est antéposé au groupe nominal et la diérèse (dissociation des éléments d'une diphtongue) : "au-da-ci-eux" = 4 syllabes)

"Tibre latin", "mont Palatin" : ces lieux sont couverts de ruines au XVIème siècle, mais demeurent des noms prestigieux liés à des souvenirs antiques.

Remarquer les adjectifs possessifs "mon" Loir, "mon" petit Liré opposés aux déterminants définis "le" Tibre, "le" mon Palatin. "ma pauvre maison", "mon petit Liré", "mon Loir" : "hypocoristiques" qui expriment la tendresse, l'affection et personnalisent les choses. Le poète les évoque comme des personnes aimées.

"Et plus que l'air marin..." : Rome est située à 20 kilomètres de la mer, le vers renvoie au premier quatrain, aux périples d'Ulysse et de Jason.

"marin" = salé, goût désagréable est opposé à "douceur".

"Mont Palatin" : "Ne voyant que l'orgueil de ces monceaux pierreux

Je regrette les bois et les champs bondissants..."

"La douceur angevine" : rime féminine, sonorités féminines

"l'air marin" : masculin, sec / la douceur angevine : féminin, doux

Le dernier vers "Et plus que l'air marin la douceur angevine" renvoie au premier : "Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage" ; on peut parler de "bouclage" (fermeture) ; il s'agit aussi d'une "clausule" (dernier vers d'une strophe, d'un poème) ayant une valeur d'ouverture.

"Clausule" : Elle est définie dans Institution oratoire de Quintilien comme une conclusion qui frappe l'auditeur, et est décrite comme une structure rythmique dont la nature est d’arrêter l’élan de la phrase pour laisser à l’auditeur le temps de voir.

"Et plus que l'air marin la douceur angevine" : images associées au vers : l'Anjou, les maisons de craie, les toits d'ardoise, les étangs, les beaux arbres, un paysage légèrement vallonné, couvert de champs et de vignes (le vin d'Anjou), une nature paisible, à taille humaine...

"douceur angevine" ne désigne rien en particulier, mais tout à la fois, une atmosphère douce et vaporeuse, une certaine qualité de lumière. c'est la "pointe" du sonnet qui se termine à la fois par un jeu de mots ingénieux et par un tableau qui lance l'imagination vers l'infini.


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