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Cava
Grand sage

Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ... - Page 6 Empty Re: Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ...

par Cava Ven 25 Nov - 22:09
Créon
Toi qui baisses le front, reconnais-tu les faits ?
Antigone
Oui, je les reconnais.
Créon
Connaissais-tu l’édit
Que j’avais promulgué ?
Antigone
Oui, c’était l’évidence.
Créon
Ainsi, tu as osé enfreindre l’ordonnance.
Antigone
Oui, car ce n’est point Zeus qui l’avait proclamé.
La Justice qui siège auprès des Infernaux
N’a jamais rédigé ces lois parmi les hommes.
Je ne croyais pas que l’édit eût permis
De s’en prendre si fort aux lois issues des dieux,
Ces lois non écrites, ces lois inébranlables,
Qui ne datent ni d’hier, ni d’aujourd’hui,
Et dont nul ne sait d’où même elles ont surgi.
Désobéir aux dieux par crainte d’un mortel
Ne m’eût-il pas livré à leur sainte vengeance ?
Que je dusse mourir, j’en avais conscience.
Si je meurs avant le temps qui m’est imparti,
Pour moi, c’est tout profit ! Quand on vit pour souffrir,
Le trépas m’apparaît comme une délivrance.
Par contre, elle eût été une affreuse torture
Si j’avais dû laisser un corps sans sépulture,
Oui, le corps de celui que ma mère mit au monde.
Ah ! tu dois penser que ma folie est profonde.
Mais sur la folie, tu n’as rien à m’envier.
Le Coryphée
Je reconnais en toi le caractère entier
De ton père et sa force intraitable ! Ah ! jamais
Vous ne voulez céder à la fatalité.
Créon
Sache cependant que de telles volontés
Sont celles qui rompent malgré leur âpreté,
Comme le fer massif qu’on jette dans le feu
Et qui, en durcissant, finit par éclater.
Un simple bout de frein peut de même calmer
Le cheval emporté. Non, l’orgueil est folie
Pour qui dépend d’autrui. Cette fille savait,
Ô suprême insolence, qu’elle enfreignait la loi.
Son forfait accompli, voyez son impudence :
Elle se glorifie et ricane à la fois.
À l’entendre parler, de nous deux l’homme
Ce serait elle si, en toute impunité,
Je la laissais croire en son triomphe absolu.
Non ! Bien qu’elle fût ma nièce, plus proche encore
Que tous ceux de mon sang, ni elle, ni sa sœur
N’éviteront la mort. Oui, celle-là aussi,
Je l’accuse d’avoir comploté avec toi
Cette inhumation : qu’elle vienne en ces lieux !
Je l’ai vue tout à l’heure, elle semblait hagarde,
L’œil sans expression. C’est toujours comme ça !
Ceux qui sont dans l'ombre fomentent des complots,
Et se dénoncent par leur agitation.
Mais je déteste aussi cette autre vision :
Celle du criminel surpris en plein forfait,
Et qui ose en tirer une gloire sans nom.
Antigone
Je suis entre tes mains, que te faut-il encore ?
Plus que ma mort ?
Créon
Oui, rien de plus, ton châtiment.
Antigone
Alors, pourquoi tarder ? Tes propos m’exaspèrent,
Et mon seul désir, c'est qu'aucun d'eux ne me plaise.
De même, tout en moi semble te révulser.
Ne vais-je pas gagner la gloire la plus digne
En donnant à mon frère une humble sépulture ?
Et tous ceux qui sont là approuveraient mon acte,
Si la crainte ne les réduisait au silence.
Car la tyrannie possède cet avantage,
Et elle en a beaucoup, c’est de faire et de dire
N'importe quoi...
Créon
Toi seule a de telles pensées.
Antigone
Ils pensent comme moi mais ils n’en disent rien.
Créon
Ne rougis-tu pas de t’écarter du commun.
Antigone
Non, je ne rougis pas de célébrer mon frère.
Créon
Or son adversaire n’était-il pas son frère ?
Antigone
Bien sûr, par mes parents il était bien mon frère.
Créon
C’était l’outrager que d’honorer l’autre aussi ?
Antigone
Il n’a plus ces pensées maintenant qu’il est mort.
Créon
C’est le mettre pourtant sur le rang d’un impie.
Antigone
Cet homme était son frère et non pas un esclave.
Créon
L’un tuait la cité, l’autre la défendait.
Antigone
Hadès veut simplement voir accomplir ces rites.
Créon
Tu mettrais le bon au même rang qu’un méchant ?
Non, ce n’est pas cela que notre homme mérite.
Antigone
Chez les morts, ces idées ont-elles toujours cours ?
Créon
L’ennemi même mort reste un vil compagnon.
Antigone
Je ne partage pas la haine, mais l’amour.


La tragédie à l'état pur.
coeurs
Magpie
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par Magpie Ven 25 Nov - 22:19
Carabas a écrit:"Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil."


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Venise
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Niveau 9

Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ... - Page 6 Empty Re: Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ...

par Venise Mar 29 Nov - 22:18
Ce passage d'Antigone d'Anouilh

CREON __ Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et
Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être
puissant...
ANTIGONE __ Il fallait dire non, alors !
CREON __ Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout
d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela
ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.
ANTIGONE __ Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai
pas dit <> ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me
fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres
histoires ? Moi, je peux dire << non >> encore à tout ce
que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre
couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous
pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit
<>.
CREON __ Ecoute-moi.
ANTIGONE __Si je veux, moi, je peux ne pas vous
écouter. Vous avez dit << oui >>. Je n'ai plus rien à
apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes
paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour
m'écouter jusqu'au bout.
CREON __ Tu m'amuses.
ANTIGONE __ Non. Je vous fais peur. C'est pour cela
que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même
plus commode de garder une petite Antigone vivante et
muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire
un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me
faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela
que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.
CREON, sourdement. __ Eh bien, oui, j'ai peur d'être
obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais
pas.
ANTIGONE __ Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que
je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus,
peut- être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc,
que vous ne l'auriez pas voulu ?
CREON __ Je te l'ai dit.
ANTIGONE __ Et vous l'avez fait tout de même. Et
maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et
c'est cela, être roi !
CREON __ Oui, c'est cela !
ANTIGONE __ Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et
pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux
bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

Puis celui-ci de Baudelaire mais tous les autres :

L'invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas
Vivre ensemble!
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Un poème d'Aragon :

Strophes pour se souvenir
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Et "Barbara" de Prévert

Barbara
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
É panouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

Jacques Prévert, Paroles
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Cava
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par Cava Mer 21 Déc - 17:58
@ Venise Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ... - Page 6 2252222100
Il manquait évidemment la version d'Anouilh.

- La plus haute de toutes les folies, disait-elle, est de rougir des penchants que nous avons reçus de la nature; et se moquer d'un individu quelconque qui a des goûts singuliers, est absolument aussi barbare qu'il le serait de persifler un homme ou une femme sorti borgne ou boiteux du sein de sa mère, mais persuader ces principes raisonnables à des sots, c'est entreprendre d'arrêter le cours des astres. Il y a une sorte de plaisir pour l'orgueil, à se moquer des défauts qu'on n'a point, et ces jouissances-là sont si douces à l'homme et particulièrement aux imbéciles, qu'il est très rare de les y voir renoncer... Ça établit des méchancetés d'ailleurs, de froids bons mots, de plats calembours, et pour la société, c'est-à-dire pour une collection d'êtres que l'ennui rassemble et que la stupidité modifie, il est si doux de parler deux ou trois heures sans avoir rien dit, si délicieux de briller aux dépens des autres et d'annoncer en blâmant un vice qu'on est bien éloigné de l'avoir... c'est une espèce d'éloge qu'on prononce tacitement sur soi-même; à ce prix-là on consent même à s'unir aux autres, à faire cabale pour écraser l'individu dont le grand tort est de ne pas penser comme le commun des mortels, et l'on se retire chez soi tout gonflé de l'esprit qu'on a eu, quand on n'a foncièrement prouvé par une telle conduite que du pédantisme et de la bêtise.
Sade, Augustine de Villeblanche ou le Stratagème de l'amour.
Magpie
Magpie
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Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ... - Page 6 Empty Re: Les extraits littéraires ou autres qui vous transportent ...

par Magpie Dim 25 Déc - 23:03
Voici un poème que j'ai lu pour la première fois à la fin d'une légère dépression. Je viens de le retrouver, et la force de ces mots épars mais si justes par leur agencement et leur force évocatrice me stupéfie...

XVII – Journal:



Christ

Voici plus d’un an que je n’ai plus pensé à Vous

Depuis que j’ai écrit mon avant-dernier poème Pâques

Ma vie a bien changé depuis

Mais je suis toujours le même

J’ai même voulu devenir peintre

Voici les tableaux que j’ai faits et qui ce soir pendent aux murs

Ils m’ouvrent d’étranges vues sur moi-même qui me font penser à Vous



Christ

La vie

Voilà ce que j’ai fouillé



Mes peintures me font mal

Je suis trop passionné

Tout est orange



J’ai passé une triste journée à penser à mes amis

Et à lire le journal

Christ



Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendus

Envergures

Fusées

Ebullition

Cris

On dirait un aéroplane qui tombe

C’est moi



Passion

Feu

Roman feuilleton

Journal

On a beau ne pas vouloir parler de soi-même

Il faut parfois crier



Je suis l’autre

Trop sensible

Blaise Cendrars
Magpie
Magpie
Expert

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par Magpie Dim 25 Déc - 23:08
Pendant le repas, la télévision leur montra un astronaute qui quittait sa capsule et flottait à côté d'elle.


"- Qu'est ce que tu en penses? demanda Zacharie
- Rien, répondit Stephen. Je cherche un truc pour vivre sur terre, alors vous comprenez, les astres..."

Jean Giono, Dragoon, IIème version (inachevé)

Franz est fort, mais sa force est uniquement tournée vers l'extérieur. Avec les gens avec lesquels il vit, avec ceux qu'il aime, il est faible. La faiblesse de Franz s'appelle la bonté.

- Pourquoi n'utilises tu pas ta force contre moi de temps en temps?
- Parce qu'aimer, c'est renoncer à la force.

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être
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Cava
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par Cava Dim 25 Déc - 23:30
J'aime surtout la dernière citation Razz Wink
cannelle21
cannelle21
Grand Maître

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par cannelle21 Lun 3 Fév - 21:19
Je relance le fil avec un extrait d'Un Obus dans le coeur, de Mouawad


On ne sait jamais comment une histoire commence. Je veux dire que lorsqu'une histoire commence et que cette histoire vous arrive à vous, vous ne savez pas, au moment où elle commence, qu'elle commence. Je veux dire... Je veux dire que vous n'êtes pas là, à marcher tranquillement dans la rue et tout à coup, vous vous dites : tiens, voilà, une histoire qui commence.
Je veux dire, on ne le sait pas... puis, lorsque finalement on réalise qu'on est embarqué dans une histoire, on ne sait pas comment tout ça va se terminer. Personne ne peut savoir. C'est seulement à la fin. Lorsque tout est consommé, qu'on ouvre les yeux et qu'on se dit : l'histoire est terminée. Elle est terminée et parce qu'elle est terminée, vous vous mettez à entendre le silence, le grand silence qui a failli vous noyer. C'est comme ça. Alors, pour conjurer le silence, on tente de trouver les mots. Pour raconter. Même si c'est n'importe quoi, mais un mot qu'on trouve au fond de soi, c'est comme une oasis au milieu du désert. On se précipite dessus et on le boit. On boit le mot.
Moi, le premier mot que j'ai trouvé pour pouvoir raconter ce qui s'est passé, c'est le mot « avant ». Je dis « avant », mais cela ne fait pas longtemps que je peux dire « avant ». Je dis parfois : « Avant, j'étais un enfant. » Mais quand est-ce que j'ai cessé ?
Je ne sais pas. C'est comme ça maintenant. J'entends les vieux qui parlent. Ils disent : « Avant la guerre. » C'est un avant fixe. La guerre c'est fixe. Parfois aussi : « Avant la mort d'un tel. » Ça aussi c'est fixe. La mort est fixe. Avant. Je ne sais pas.
Je m'appelle Abdelwahab, comme le chanteur, mais tout le monde m'appelle Wahab et depuis peu, je peux dire le mot « avant » et c'est parfois une catastrophe. Comment tout ça a commencé... Je ne sais pas.
Je ne peux pas dire que je l'ai entendu sonner. Je ne peux pas dire. Je peux juste dire que je me suis retrouvé assis dans mon lit à me demander si j'avais rêvé. C'était possible. Il faisait nuit, il faisait froid. Est-ce que j'ai rêvé ? Puis je l'ai entendu sonner comme une réponse : « Tu n'as pas rêvé. » Mais ça aurait pu. Dehors c'était la tempête et toutes les machines de déneigement qui faisaient leur raffut. Un vrai boucan. J'aurais pu rêver. Pourtant je me suis retrouvé le combiné à la main. J'ai dit allô d'une voix normale. On a dit : « Wahab ? » J'ai dit oui. On m'a dit : « Viens vite. » Et j'ai raccroché. Dehors, une tempête de neige. À la météo, on l'avait annoncée pour le lendemain, mais elle est arrivée pendant la nuit.
Je marche dans une rue glacée. Il tombe des lames de rasoir. C'est le froid. Le grand froid de l'hiver qui nous décharne le visage, les doigts, les pieds. L'âme tremble, mais c'est pour autre chose. J'attends. L'autobus boite jusqu'à l'arrêt, mais le feu tourne au rouge. Il s'arrête. Il est à vingt mètres. Je regarde le chauffeur qui prend une gorgée de quelque chose de chaud. Il me voit. Le feu est rouge. Le clignement de mes yeux fait fondre le givre de mes cils et c'est l'hiver au complet qui pleure sur mon visage. Je tiens un peu de monnaie entre mes doigts crispés au fond de la poche de mon manteau. Je respire fort dans mon foulard pour que la buée qui sort de ma bouche me réchauffe le nez. L'autobus ne bouge pas. C'est à tuer tout le monde. À poser des bombes. Avant, il y avait le soleil. Mais quand ? Quand ?... Cette ville est une punition. Mais y a rien à dire. Mieux vaut ça qu'une bombe dans la gueule. Je suis frère jumeau d'une guerre civile qui a ravagé le pays de ma naissance.
On ne sait jamais comment commence une histoire. On ne sait jamais. Je veux dire que je n'étais pas assis à attendre que ça arrive. C'est arrivé. Je dormais. Driiiiing ! Allô ? Viens vite. Shlack ! Congélateur. Autobus au coin de la rue. Feu vert. L'autobus titube vers moi. Si la tempête pouvait durer mille ans. Qu'il neige mille ans. Sans arrêt. Que ça batte tous les records. De durée. D'accumulation. De merde. Qu'il neige tellement que je puisse dire plus tard : « Avant la tempête », « Après la tempête », et tout le monde de mon âge saura de quelle nuit je parle. L'autobus s'arrête. Les portes s'ouvrent. Je monte.
Plus jeune, le mot « avant » appartenait surtout à mon père, ma mère. Ma mère disait : « Avant la guerre... le pays était beau. » Elle parlait de ce pays lointain, pays des ancêtres, des cèdres et de l'eau, des montagnes et du soleil, pays perdu, pays vaincu, et moi, loin de la guerre civile, ma sœur jumelle, assis dans un coin du salon d'où j'écoutais les grands parler entre eux, j'imaginais une grande promenade ensoleillée. La mer venait se ravager aux pieds des passants qui, pantalons aux bords roulés jusqu'en haut des genoux, marchaient en tenant leurs souliers dans leurs mains. Mon père disait : « Avant mon mariage... » et je voyais un homme libre. À cet âge, j'étais surtout aux prises avec les plus tard. Plus tard, tu seras grand, tu comprendras, tu pourras, tu feras, tu iras, et moi je me gavais d'impossible. Aujourd'hui, tout cela est pour moi un avant et je suis dans ce plus tard si souvent désiré, si puissamment rêvé, et je peux dire que ce plus tard, maintenant que j'y suis, je l'ai dans le cul. Je suis assis au fond de l'autobus, je suis devenu grand et je me gèle le cul et personne ne sait qui je suis et ce qui m'arrive. J'essaie d'imaginer comment ça va être. Avec un peu de chance, j'arriverai là le dernier. J'ai pas de bagnole. Je ne conduis même pas, alors j'ai payé ma place dans l'autobus. Ça a failli mal finir. Il me manquait vingt-cinq cents. Il a fallu parlementer avec le chauffeur. J'ai pourtant essayé de passer en douce en mettant toute ma monnaie dans sa tirelire, mais il avait l'oreille. C'était un fin. Un malin. Il devait être chauffeur depuis longtemps. Sans regarder, juste au son des pièces tombées au fond de la boîte en métal, il a su. Il lève sa main. Je m'arrête. Je recule. Il ne me regarde pas. Il tient sa main levée et il me dit :
- C'est tout ce que j'ai...
- Y en manque. On tournait en rond.
-Alors ?
- Alors y manque vingt-cinq cents.
Je ne sais pas comment tout ça s'est terminé... il y a des dialogues que je préfère oublier. Je lui ai dit : « Je vais à l'hôpital. »
- T'as raison d'aller à l'hôpital. Quand on est malade dans sa tête, on se soigne.
- Ma mère est en train de mourir, ***, et ton vingt-cinq cents, tu peux te le fourrer au fond du cul !
C'est sorti d'un coup. Il n'a rien dit. Je suis allé au fond. J'ai entendu le chauffeur dire au passager assis à ses côtés : « Encore un crisse de Français. »
- Je ne suis pas Français et je t'emmerde, j'ai hurlé. Au moins y a ça. Quand notre mère est en train de mourir, ça nous donne certains droits.

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Il y a des gens si bêtes que si une idée apparaissait à la surface de leur cerveau, elle se suiciderait, terrifiée de solitude.
cannelle21
cannelle21
Grand Maître

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par cannelle21 Lun 3 Fév - 21:20
Manque, de Sarah Kane


Je veux dormir à tes côtés et faire tes courses et porter tes sacs et te dire comme j’aime être avec toi mais ils continuent à me faire faire des sottises.
Et je veux jouer à cache-cache et te donner mes vêtements et te dire que j’aime bien tes chaussures et m’asseoir sur les marches pendant que tu prends ton bain et te masser la nuque et t’embrasser les pieds et te tenir la main et sortir dîner sans m’énerver quand tu manges dans mon assiette et te retrouver au Ruby’s et te parler de la journée et taper ton courrier et te porter tes affaires et rire de ta paranoïa et te donner des cassettes que tu n’écoutes pas et regarder des films épatants et regarder des films nuls et me plaindre de la radio et prendre des photos de toi quand tu dors et me lever pour aller te chercher du café et des bagels et des feuilletés et aller au Florent boire un café à minuit et te laisser me voler mes cigarettes sans jamais être fichue de trouver une allumette et parler du programme que j’ai vu la veille à la télé et t’emmener à la clinique des yeux et ne pas rire à tes blagues et avoir envie de toi le matin mais te laisser dormir et t’embrasser le dos et caresser ta peau et te dire comme j’aime tes cheveux tes yeux tes lèvres ton cou tes seins ton cul ton

et fumer assis sur les marches jusqu’à ce que ton voisin rentre et fumer assis sur les marches jusqu’à ce que tu rentres et m’inquiéter quand tu es en retard et m’émerveiller quand tu es en avance et te donner des tournesols et aller à ta fête et y danser à en devenir bleu et me trouver désolé quand je suis dans mon tort et heureux quand tu me pardonnes et regarder tes photos et désirer t’avoir toujours connue et entendre ta voix dans mon oreille et sentir ta peau contre ma peau et avoir peur de tes colères quand tu te retrouves avec un oeil tout rouge et l’autre bien bleu, les cheveux du côté gauche et ton visage qui prend un air oriental et te dire que tu es splendide et te serrer contre moi quand tu es anxieuse et t’étreindre quand tu as mal et te vouloir rien qu’à sentir ton odeur et te blesser quand je te touche et gémir quand je suis à tes côtés et gémir quand jene le suis pas et bavoter sur tes seins et te recouvrir dans la nuit et avoir froid quand tu tires toute la couverture et chaud quand tu ne le fais pas et m’attendrir quand tu souris et fondre quand tu ris et ne pas comprendre pourquoi tu penses que je te rejette quand je ne te rejette pas et me demander comment tu peux bien penser que ça pourrait arriver un jour et me demander qui tu es mais t’accepter de toute façon et te parler du garçon arbre et ange à la fois de la forêt enchantée qui a traversé l’océan parce qu’il t’aimait et t’écrire des poèmes et me demander pourquoi tu ne me crois pas et éprouver un sentiment si profond que je ne trouve pas les mots pour l’exprimer et avoir l’idée de t’acheter un chaton et j’en serais jaloux parce que tu t’occuperais plus de lui que de moi et te garder au lit quand tu dois t’en aller et pleurer comme un bébé quand tu finis par le faire et me débarrasser des cafards et t’acheter des cadeaux dont tu ne veux pas et que je remballe comme d’habitude et te demander en mariage pour que tu me dises non comme d’habitude et que je recommence malgré tout parce que même si tu penses que je ne le souhaite pas pour de bon c’est exactement ce que je veux depuis ma toute première demande et errer dans la ville en trouvant que sans toi elle est vide et vouloir ce que tu veux et me dire que je me perds mais tout en sachant qu’avec toi je suis en sûreté et te raconter ce que j’ai de pire et te donner ce que j’ai de mieux parce que tu ne mérites pas moins et répondre à tes questions quand j’aimerais autant pas et te dire la vérité quand je n’y tiens vraiment pas et chercher à être honnête parce que je sais que tu préfères et me dire tout est fini mais tenir encore dix petites minutes avant que tu ne me sortes de ta vie et oublier qui je suis et chercher à me rapprocher de toi parce que c’est beau d’apprendre à te connaître et ça mérite bien un effort et m’adresser à toi dans un mauvais allemand et en hébreu c’est encore pire et faire l’amour avec toi à trois heures du matin et peu importe peu importe peu importe comment mais communiquer un peu de / l’irrésistible immortel invincible inconditionnel intégralement réel pluri-émotionnel multispirituel tout-fidèle éternel amour que j’ai pour toi.

_________________
Il y a des gens si bêtes que si une idée apparaissait à la surface de leur cerveau, elle se suiciderait, terrifiée de solitude.
bénou
bénou
Niveau 10

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par bénou Lun 3 Fév - 22:03
Le prince André tombant sur le champ de bataille d’Austerlitz (Léon Tolstoï, Guerre et Paix)

« Qu’est-ce qui se passe ? Je tombe ? Mes jambes se dérobent », se demanda t-il et il tomba sur le dos.
Il ouvrit les yeux , voulant savoir comment s’était terminée la lutte des Français et des artilleurs, si le rouquin avait été tué ou non, si les canons avaient été pris ou sauvés. Mais il ne vit rien. Au-dessus de lui il n’y avait que le ciel, un ciel haut, légèrement voilé et cependant infiniment haut, sur lequel glissaient lentement des nuages gris. « Quel silence, quelle paix et quelle majesté ! songeait le prince André. Ce n’est plus du tout comme lorsque je courais, plus du tout comme lorsque nous courions, criions et nous battions, plus du tout comme lorsque le Français et l’artilleur, le visage convulsé de terreur et de rage, s’arrachaient le refouloir. Ce n’est pas du tout ainsi que glissent les nuages dans ce ciel infiniment haut. Comment se fait-il que je ne voyais pas auparavant ce ciel infini ? Et quelle joie de le connaître enfin ! Oui, tout est vanité, tout est mensonge à part ce ciel. Rien, rien n’existe que lui… Mais cela aussi n’existe pas. Il n’y a rien. Il n’y a rien, il n’y a rien que le silence, le repos… Et Dieu en soit loué !… »
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